Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 3.djvu/150

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

conduisent toute la pièce. Ces grands personnages, qui se tiennent sur le devant de la scène, arrêtent leur vue et la fixent : tandis qu’ils s’appliquent à dévoiler les motifs secrets qui font agir et parler ceux-là, ils oublient le reste.

L’importance des choses qu’ils voient faire à quelques hommes leur donne une idée exagérée de l’influence que peut exercer un homme, et les dispose naturellement à croire qu’il faut toujours remonter à l’action particulière d’un individu pour expliquer les mouvements de la foule.

Lorsque, au contraire, tous les citoyens sont indépendants les uns des autres, et que chacun d’eux est faible, on n’en découvre point qui exerce un pouvoir fort grand, ni surtout fort durable, sur la masse. Au premier abord, les individus semblent absolument impuissants sur elle ; et l’on dirait que la société marche toute seule par le concours libre et spontané de tous les hommes qui la composent.

Cela porte naturellement l’esprit humain à rechercher la raison générale qui a pu frapper ainsi à la fois tant d’intelligences, et les tourner simultanément du même côté.

Je suis très convaincu que, chez les nations démocratiques elles-mêmes, le génie, les vices ou les vertus de certains individus retardent ou précipitent le cours naturel de la destinée du peuple ; mais ces sortes de causes fortuites et secondaires sont infiniment plus variées, plus cachées, plus compliquées, moins puissantes, et