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l’esprit n’ont point tous reçu la même éducation ; ils ne possèdent pas les mêmes lumières, ils ne ressemblent point à leurs pères, et à chaque instant ils diffèrent d’eux-mêmes ; car ils changent sans cesse de place, de sentiments et de fortunes. L’esprit de chacun d’eux n’est donc point lié à celui de tous les autres par des traditions et des habitudes communes, et ils n’ont jamais eu ni le pouvoir, ni la volonté, ni le temps de s’entendre entre eux.

C’est pourtant au sein de cette multitude incohérente et agitée que naissent les auteurs, et c’est elle qui distribue à ceux-ci les profits et la gloire.

Je n’ai point de peine à comprendre que, les choses étant ainsi, je dois m’attendre à ne rencontrer dans la littérature d’un pareil peuple qu’un petit nombre de ces conventions rigoureuses que reconnaissent dans les siècles aristocratiques les lecteurs et les écrivains. S’il arrivait que les hommes d’une époque tombassent d’accord sur quelques unes, cela ne prouverait encore rien pour l’époque suivante, car, chez les nations démocratiques, chaque génération nouvelle est un nouveau peuple. Chez ces nations, les lettres ne sauraient donc que difficilement être soumises à des règles étroites, et il est comme impossible qu’elles le soient jamais à des règles permanentes.

Dans les démocraties, il s’en faut de beaucoup que tous les hommes qui s’occupent de littérature aient reçu une éducation littéraire et, parmi ceux d’entre eux qui ont quelque teinture de belles-lettres, la plupart suivent une