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commencé leur vie et l’achèvent dans l’aisance ou dans la richesse ; ils ont donc naturellement conçu le goût des jouissances recherchées et l’amour des plaisirs fins et délicats.

Bien plus, une certaine mollesse d’esprit et de cœur, qu’ils contractent souvent au milieu de ce long et paisible usage de tant de biens, les porte à écarter de leurs plaisirs mêmes ce qui pourrait s’y rencontrer de trop inattendu et de trop vif. Ils préfèrent être amusés que vivement émus ; ils veulent qu’on les intéresse, mais non qu’on les entraîne.

Imaginez maintenant un grand nombre de travaux littéraires exécutés par les hommes que je viens de peindre, ou pour eux, et vous concevrez sans peine une littérature où tout sera régulier et coordonné à l’avance. Le moindre ouvrage y sera soigné dans ses plus petits détails ; l’art et le travail s’y montreront en toutes choses ; chaque genre y aura ses règles particulières dont il ne sera point loisible de s’écarter, et qui l’isoleront de tous les autres.

Le style y paraîtra presque aussi important que l’idée, la forme que le fond ; le ton en sera poli, modéré, soutenu. L’esprit y aura toujours une démarche noble, rarement une allure vive, et les écrivains s’attacheront plus à perfectionner qu’à produire.

Il arrivera quelquefois que les membres de la classe lettrée, ne vivant jamais qu’entre eux et n’écrivant que pour eux, perdront entièrement de vue le reste du monde, ce qui les jettera dans le recherché et le faux ; ils s’imposeront de petites règles littéraires à leur seul usage qui