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Dans les aristocraties, au contraire, ceux qui instituent les grands traitements ont presque toujours le vague espoir d’en profiter. Ce sont des capitaux qu’ils se créent pour eux-mêmes, ou tout au moins des ressources qu’ils préparent à leurs enfants.

Il faut avouer pourtant que la démocratie ne se montre très parcimonieuse qu’envers ses principaux agents.

En Amérique, les fonctionnaires d’un ordre secondaire sont plus payés qu’ailleurs, mais les hauts fonctionnaires le sont beaucoup moins.

Ces effets contraires sont produits par la même cause ; le peuple, dans les deux cas, fixe le salaire des fonctionnaires publics ; il pense à ses propres besoins, et cette comparaison l’éclaire. Comme il vit lui-même dans une grande aisance, il lui semble naturel que ceux dont il se sert la partagent[1]. Mais quand il en arrive à fixer le sort des grands officiers de l’État, sa règle lui échappe, et il ne procède plus qu’au hasard.

Le pauvre ne se fait pas une idée distincte des besoins que peuvent ressentir les classes supérieures de la société. Ce qui paraîtrait une somme modique à un riche, lui paraît une somme prodigieuse, à lui qui se contente

  1. L’aisance dans laquelle vivent les fonctionnaires secondaires aux États-Unis tient encore à une autre cause ; celle-ci est étrangère aux instincts généraux de la démocratie : toute espèce de carrière privée est fort productive ; l’État ne trouverait pas de fonctionnaires secondaires s’il ne consentait à les bien payer. Il est donc dans la position d’une entreprise commerciale, obligée, quels que soient ses goûts économiques, de soutenir une concurrence onéreuse.