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course, il continue à voler vers le rivage, comme si déjà il apercevait le port.

L’Américain fait souvent naufrage ; mais il n’y a pas de navigateur qui traverse les mers aussi rapidement que lui. Faisant les mêmes choses qu’un autre en moins de temps, il peut les faire à moins de frais.

Avant de parvenir au terme d’un voyage de long cours le navigateur d’Europe croit devoir aborder plusieurs fois sur son chemin. Il perd un temps précieux à chercher le port de relâche ou à attendre l’occasion d’en sortir, et il paye chaque jour le droit d’y rester.

Le navigateur américain part de Boston pour aller acheter du thé à la Chine. Il arrive à Canton, y reste quelques jours et revient. Il a parcouru en moins de deux ans la circonférence entière du globe, et il n’a vu la terre qu’une seule fois. Durant une traversée de huit ou dix mois, il a bu de l’eau saumâtre et a vécu de viande salée ; il a lutté sans cesse contre la mer, contre la maladie, contre l’ennui ; mais à son retour, il peut vendre la livre de thé un sou de moins que le marchand anglais : le but est atteint.

Je ne saurais mieux exprimer ma pensée qu’en disant que les Américains mettent une sorte d’héroïsme dans leur manière de faire le commerce.

Il sera toujours très difficile au commerçant d’Europe de suivre dans la même carrière son concurrent d’Amérique. L’Américain, en agissant de la manière que j’ai décrite plus haut, ne suit pas seulement un calcul, il obéit surtout à sa nature.