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auxquels on se mêle chaque jour, et avec lesquels on ne saurait se confondre.

Il est impossible de rien imaginer de plus contraire à la nature et aux instincts secrets du cœur humain qu’une sujétion de cette espèce : livrés à eux-mêmes, les hommes préféreront toujours le pouvoir arbitraire d’un roi à l’administration régulière des nobles.

Une aristocratie, pour durer, a besoin de fonder l’inégalité en principe, de la légaliser d’avance, et de l’introduire dans la famille en même temps qu’elle la répand dans la société ; toutes choses qui répugnent si fortement à l’équité naturelle, qu’on ne saurait les obtenir des hommes que par la contrainte.

Depuis que les sociétés humaines existent, je ne crois pas qu’on puisse citer l’exemple d’un seul peuple qui, livré à lui-même et par ses propres efforts, ait créé une aristocratie dans son sein : toutes les aristocraties du Moyen Âge sont filles de la conquête. Le vainqueur était le noble, le vaincu le serf. La force imposait alors l’inégalité, qui, une fois entrée dans les mœurs, se maintenait d’elle-même et passait naturellement dans les lois.

On a vu des sociétés qui, par suite d’événements antérieurs à leur existence, sont pour ainsi dire nées aristocratiques, et que chaque siècle ramenait ensuite vers la démocratie. Tel fut le sort des Romains, et celui des barbares qui s’établirent après eux. Mais un peuple qui, parti de la civilisation et de la démocratie, se rapprocherait par degrés de l’inégalité des conditions, et fini-