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mière aurore de la liberté venait à éclairer en même temps deux millions d’hommes, les oppresseurs devraient trembler.

Après avoir affranchi les fils de leurs esclaves, les Européens du Sud seraient bientôt contraints d’étendre à toute la race noire le même bienfait.

Dans le Nord, comme je l’ai dit plus haut, du moment où l’esclavage est aboli, et même du moment où il devient probable que le temps de son abolition approche, il se fait un double mouvement : les esclaves quittent le pays pour être transportés plus au Sud ; les blancs des États du Nord et les émigrants d’Europe affluent à leur place.

Ces deux causes ne peuvent opérer de la même manière dans les derniers États du Sud. D’une part, la masse des esclaves y est trop grande pour qu’on puisse espérer de leur faire quitter le pays ; d’autre part, les Européens et les Anglo-Américains du Nord redoutent de venir habiter une contrée où l’on n’a point encore réhabilité le travail. D’ailleurs, ils regardent avec raison les États où la proportion des nègres surpasse ou égale celle des blancs comme menacés de grands malheurs, et ils s’abstiennent de porter leur industrie de ce côté.

Ainsi, en abolissant l’esclavage, les hommes du Sud ne parviendraient pas, comme leurs frères du Nord, à faire arriver graduellement les nègres à la liberté ; ils ne diminueraient pas sensiblement le nombre des noirs, et ils resteraient seuls pour les contenir. Dans le cours de peu d’années, on verrait donc un grand peuple de