Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 2.djvu/33

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une position peu élevée, leur éducation n’est qu’ébauchée, et la tournure de leurs idées est souvent vulgaire. Or, en toutes choses la majorité fait loi ; elle établit de certaines allures auxquelles chacun ensuite se conforme ; l’ensemble de ces habitudes communes s’appelle un esprit : il y a l’esprit du barreau, l’esprit de cour. L’esprit du journaliste, en France, est de discuter d’une manière violente, mais élevée, et souvent éloquente, les grands intérêts de l’État ; s’il n’en est pas toujours ainsi, c’est que toute règle a ses exceptions. L’esprit du journaliste, en Amérique, est de s’attaquer grossièrement, sans apprêt et sans art, aux passions de ceux auxquels il s’adresse, de laisser là les principes pour saisir les hommes ; de suivre ceux-ci dans leur vie privée, et de mettre à nu leurs faiblesses et leurs vices.

Il faut déplorer un pareil abus de la pensée ; plus tard, j’aurai occasion de rechercher quelle influence exercent les journaux sur le goût et la moralité du peuple américain ; mais, je le répète, je ne m’occupe en ce moment que du monde politique. On ne peut se dissimuler que les effets politiques de cette licence de la presse ne contribuent indirectement au maintien de la tranquillité publique. Il en résulte que les hommes qui ont déjà une position élevée dans l’opinion de leurs concitoyens n’osent point écrire dans les journaux et perdent ainsi l’arme la plus redoutable dont ils puissent se servir pour remuer à leur profit les passions populaires[1]. Il en ré-

  1. Ils n’écrivent dans les journaux que dans les cas rares où ils veulent s’adresser au peuple et parler en leur propre nom : lorsque, par exemple,