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péens Memphis. Pendant que j’étais en cet endroit, il y vint une troupe nombreuse de Choctaws (les Français de la Louisiane les nomment Chactas) ; ces sauvages quittaient leur pays et cherchaient à passer sur la rive droite du Mississipi, où ils se flattaient de trouver un asile que le gouvernement américain leur promettait. On était alors au cœur de l’hiver, et le froid sévissait cette année-là avec une violence inaccoutumée ; la neige avait durci sur la terre, et le fleuve charriait d’énormes glaçons. Les Indiens menaient avec eux leurs familles ; ils traînaient à leur suite des blessés, des malades, des enfants qui venaient de naître, et des vieillards qui allaient mourir. Ils n’avaient ni tentes ni chariots, mais seulement quelques provisions et des armes. Je les vis s’embarquer pour traverser le grand fleuve, et ce spectacle solennel ne sortira jamais de ma mémoire. On n’entendait parmi cette foule assemblée ni sanglots ni plaintes ; ils se taisaient. Leurs malheurs étaient anciens et ils les sentaient irrémédiables. Les Indiens étaient déjà tous entrés dans le vaisseau qui devait les porter ; leurs chiens restaient encore sur le rivage ; lorsque ces animaux virent enfin qu’on allait s’éloigner pour toujours, ils poussèrent ensemble d’affreux hurlements, et s’élançant à la fois dans les eaux glacées du Mississipi, ils suivirent leurs maîtres à la nage.

La dépossession des Indiens s’opère souvent de nos jours d’une manière régulière et pour ainsi dire toute légale.

Lorsque la population européenne commence à s’appro-