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Il ne faut pourtant établir aucuns rapports entre le pionnier et le lieu qui lui sert d’asile. Tout est primitif et sauvage autour de lui, mais lui est pour ainsi dire le résultat de dix-huit siècles de travaux et d’expérience. Il porte le vêtement des villes, en parle la langue ; sait le passé, est curieux de l’avenir, argumente sur le présent ; c’est un homme très civilisé, qui, pour un temps, se soumet à vivre au milieu des bois, et qui s’enfonce dans les déserts du nouveau monde avec la Bible, une hache et des journaux.

Il est difficile de se figurer avec quelle incroyable rapidité la pensée circule dans le sein de ces déserts[1].

Je ne crois point qu’il se fasse un aussi grand mouvement intellectuel dans les cantons de France les plus éclairés et les plus peuplés[2].

On ne saurait douter qu’aux États-Unis l’instruction

  1. J’ai parcouru une partie des frontières des États-Unis sur une espèce de charrette découverte qu’on appelait la malle. Nous marchions grand train nuit et jour par des chemins à peine frayés au milieu d’immenses forêts d’arbres verts ; lorsque l’obscurité devenait impénétrable, mon conducteur allumait des branches de mélèze, et nous continuions notre route à leur clarté. De loin en loin on rencontrait une chaumière au milieu des bois : c’était l’hôtel de la poste. Le courrier jetait à la porte de cette demeure isolée un énorme paquet de lettres, et nous reprenions notre course au galop, laissant à chaque habitant du voisinage le soin de venir chercher sa part du trésor.
  2. En 1832, chaque habitant du Michigan a fourni 1 fr. 22 c. à la taxe des lettres, et chaque habitant des Florides 1 fr. 5 c. (Voyez National Calendar, 1833, p. 244.) Dans la même année, chaque habitant du département du Nord a payé à l’État, pour le même objet, 1 fr. 4 c. (Voyez Compte général de l’administration des finances, 1833, p. 623) Or, le Michigan ne comptait encore a cette époque que sept habitants par lieue carrée, et la Floride, cinq : l’instruction était moins répandue et