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les fils de ces mêmes Américains qui, chaque année, transportent dans le désert, avec leur demeure, les connaissances déjà acquises et l’estime du savoir. L’éducation leur a fait sentir l’utilité des lumières, et les a mis en état de transmettre ces mêmes lumières à leurs descendants. Aux États-Unis, la société n’a donc point d’enfance ; elle naît à l’âge viril.

Les Américains ne font aucun usage du mot de paysan ; ils n’emploient pas le mot, parce qu’ils n’ont pas l’idée ; l’ignorance des premiers âges, la simplicité des champs, la rusticité du village, ne se sont point conservées parmi eux, et ils ne conçoivent ni les vertus, ni les vices, ni les habitudes grossières, ni les grâces naïves d’une civilisation naissante.

Aux extrêmes limites des États confédérés, sur les confins de la société et du désert, se tient une population de hardis aventuriers qui, pour fuir la pauvreté prête à les atteindre sous le toit paternel, n’ont pas craint de s’enfoncer dans les solitudes de l’Amérique et d’y chercher une nouvelle patrie. À peine arrivé sur le lieu qui doit lui servir d’asile, le pionnier abat quelques arbres à la hâte et élève une cabane sous la feuillée. Il n’y a rien qui offre un aspect plus misérable que ces demeures isolées. Le voyageur qui s’en approche vers le soir aperçoit de loin reluire, à travers les murs, la flamme du foyer ; et la nuit, si le vent vient à s’élever, il entend le toit de feuillage s’agiter avec bruit au milieu des arbres de la forêt. Qui ne croirait que cette pauvre chaumière sert d’asile à la grossièreté et à l’ignorance ?