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tention principale du législateur. Le reste est pour ainsi dire accessoire.

Je suis si convaincu que le jury est avant tout une institution politique, que je le considère encore de cette manière lorsqu’on l’applique en matière civile.

Les lois sont toujours chancelantes, tant qu’elles ne s’appuient pas sur les mœurs ; les mœurs forment la seule puissance résistante et durable chez un peuple.

Quand le jury est réservé pour les affaires criminelles, le peuple ne le voit agir que de loin en loin et dans les cas particuliers ; il s’habitue à s’en passer dans le cours ordinaire de la vie, et il le considère comme un moyen et non comme le seul moyen d’obtenir justice[1].

Lorsque, au contraire, le jury est étendu aux affaires civiles, son application tombe à chaque instant sous les yeux ; il touche alors à tous les intérêts ; chacun vient concourir à son action ; il pénètre ainsi jusque dans les usages de la vie ; il plie l’esprit humain à ses formes et se confond pour ainsi dire avec l’idée même de la justice.

L’institution du jury, bornée aux affaires criminelles, est donc toujours en péril ; une fois introduite dans les matières civiles, elle brave le temps et les efforts des hommes. Si on eût pu enlever le jury des mœurs des Anglais aussi facilement que de leurs lois, il eût entièrement succombé sous les Tudors. C’est donc le jury

  1. Ceci est à plus forte raison vrai lorsque le jury n’est appliqué qu’à certaines affaires criminelles.