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les moindres habitudes de sa vie : les femmes elles-mêmes se rendent souvent aux assemblées publiques et se délassent, en écoutant des discours politiques, des ennuis du ménage. Pour elles, les clubs remplacent jusqu’à un certain point les spectacles. Un Américain ne sait pas converser, mais il discute ; il ne discourt pas, mais il disserte. Il vous parle toujours comme à une assemblée ; et s’il lui arrive par hasard de s’échauffer, il dira : Messieurs, en s’adressant à son interlocuteur.

Dans certains pays, l’habitant n’accepte qu’avec une sorte de répugnance les droits politiques que la loi lui accorde ; il semble que ce soit lui dérober son temps que de l’occuper des intérêts communs, et il aime à se renfermer dans un égoïsme étroit dont quatre fossés surmontés d’une haie forment l’exacte limite.

Du moment, au contraire, où l’Américain serait réduit à ne s’occuper que de ses propres affaires, la moitié de son existence lui serait ravie ; il sentirait comme un vide immense dans ses jours, et il deviendrait incroyablement malheureux[1].

Je suis persuadé que si le despotisme parvient jamais à s’établir en Amérique, il trouvera plus de difficultés encore à vaincre les habitudes que la liberté a fait naître qu’à surmonter l’amour même de la liberté.

Cette agitation sans cesse renaissante, que le gou-

  1. Le même fait fut déjà observé à Rome sous les premiers Césars.

    Montesquieu remarque quelque part que rien n’égala le désespoir de certains citoyens romains qui, après les agitations d’une existence politique, rentrèrent tout à coup dans le calme de la vie privée.