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humain, que vous restera-t-il donc pour gouverner le monde, sinon la peur ?

Lors donc qu’on me dit que les lois sont faibles, et les gouvernés turbulents ; que les passions sont vives, et la vertu sans pouvoir, et que dans cette situation il ne faut point songer à augmenter les droits de la démocratie, je réponds que c’est à cause de ces choses mêmes que je crois qu’il faut y songer ; et, en vérité, je pense que les gouvernements y sont plus intéressés encore que la société, car les gouvernements périssent, et la société ne saurait mourir. Du reste, je ne veux point abuser de l’exemple de l’Amérique.

En Amérique, le peuple a été revêtu de droits politiques à une époque où il lui était difficile d’en faire un mauvais usage, parce que les citoyens étaient en petit nombre et simples de mœurs. En grandissant, les Américains n’ont point accru pour ainsi dire les pouvoirs de la démocratie ; ils ont plutôt étendu ses domaines.

On ne peut douter que le moment où l’on accorde des droits politiques à un peuple qui en a été privé jusqu’alors ne soit un moment de crise, crise souvent nécessaire, mais toujours dangereuse.

L’enfant donne la mort quand il ignore le prix de la vie ; il enlève la propriété d’autrui avant de connaître qu’on peut lui ravir la sienne. L’homme du peuple, à l’instant où on lui accorde des droits politiques, se trouve, par rapport à ses droits, dans la même position que l’enfant vis-à-vis de toute la nature, et c’est le cas de lui appliquer ce mot célèbre : Homo puer robustus.