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la femme et son secret

si vous leur disiez le vers fameux de Lucrèce sur l’« animal triste », ils vous répondraient que le poète latin n’avait jamais connu l’amour, le vrai amour, leur amour à eux deux. Et ils riraient.

Il ne riait pas, le mari de la dame en beige. S’il avait osé exprimer sa plus profonde pensée, il eût avoué :

« Je n’ai pas assez dormi et je m’embête. »

La jeune femme parlait, toute seule, pour apaiser le dieu irrité, meubler le vide du dialogue et se réconforter le cœur. Pauvre petite ! Elle ignorait l’art de conduire un homme par les chemins où il passe sans s’en apercevoir, mené par une main légère qu’il ne sent pas. Elle était inexperte en tout et curieuse de tout, mais ce monsieur dont elle était la femme, pour la vie et pour l’éternité, ce monsieur qui couchait avec elle la nuit, ce monsieur qui allait lui faire — s’il ne lui avait déjà fait — un enfant, elle n’était pas bien à l’aise avec lui. Il l’intimidait.

Et lui, de jour en jour, se contraignait de moins en moins. Il se jetait sur le courrier qu’on lui apportait à table, comme un naufragé sur une bouée flottante. Il feuilletait le