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est en nous… Et elle est en moi, par ce sentiment de méfiance… de mépris… que j’ai pour les hommes… pour tous les hommes… J’ai conquis ma liberté, ma chère amie. Je la savoure… Être seule, ne dépendre que de moi, élever mon fils et me moquer du reste ! C’est presque le bonheur… Là, je suis prête. Passez devant.


Les deux femmes allèrent déjeuner chez Mariette, rue Danton.

Mariette, ancien modèle qui avait prospéré, tenait un petit restaurant économique, où fréquentaient des étudiants, des étrangères, des savants et des professeurs pauvres et beaucoup d’élèves des Beaux-Arts. Un architecte avait décoré les salles dans un style vaguement norvégien, avec des bois clairs et cirés, des faïences vives, des cuivres courbes et brillants. Les tables s’égayaient de nappes à carreaux rouges. Les bonnes étaient gentilles, sous le tablier anglais et le papillon de dentelle posé dans leurs cheveux. Après cinq ou six repas, les dîneurs liaient connaissance, adoptaient un coin, formaient des bandes… Il y avait, sous un nuage de fumée, la bande des Russes, presque tous physiologistes ou médecins, — qui mâchaient doucement dans leurs barbes les mots de « Révolution… prolétariat… avenir… », — la bande des artistes, — feutres mous, pantalons de velours, gestes descriptifs, — qui se chamaillaient à propos de femmes et se rejetaient les uns aux autres des phrases de toutes les couleurs. — Il y avait les étudiants en lettres, petites gloires de petites revues, et les professeurs, myopes et distraits, l’œil pensif derrière le lorgnon,