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Le coude sur la table, le menton sur la main, d’une voix lente, elle se mit à penser tout haut :

— Ces gens, ces gens qui passent… ils sont tous pauvres, quelques-uns sont très pauvres… ils traînent le pas ; ils courbent la tête et serrent les épaules en marchant… Ils ont travaillé toute la journée… Ils sont bien las… Et chacun porte son fardeau : misère, maladie, solitude… Que diraient ceux-là, si nous osions nous plaindre devant eux ?… Ah ! Noël, que de larmes inutiles nous avons versées ! que de chagrins insensés nous nous sommes créés, parfois !… Nous sommes jeunes, robustes, intelligents, nous avons le bien-être… nous nous aimons… et j’ai souffert, et tu souffres !… Nous sommes coupables ! nous sommes fous !

— Comme tu es amère, Josanne ! fit Noël, tristement. Il y a un reproche dans tes paroles… Tu te dis que si j’avais été plus sage, plus patient, plus résigné, moins âpre à te conquérir, nous aurions connu, plus tôt, le bonheur…

— Peut-être.

— Non, non, ne crois pas cela !… Je t’ai mal aimée, quelquefois, mais j’ai eu, toujours, la volonté de t’aimer mieux, de t’aimer plus et, encore plus, d’élever notre amour au-dessus de l’égoïsme, de la vanité, de la mesquinerie. Et mon « idéal » n’est pas contradictoire avec le sentiment que j’ai, que tu as, de la dignité et de la liberté de la femme… Je ne prétends pas t’asservir et te diminuer… au contraire… puisque je t’associe à toutes mes pensées, à toutes mes actions, ma chère « rebelle » !

— Rebelle ?… Oh ! pas contre toi, Noël, tu le sais