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qu’on protège, qu’on défend chaque jour contre la souffrance, qu’on berce de consolantes illusions, c’est presque un enfant, Noël… Sa compagne l’adopte, se dévoue à lui, tout naturellement, tout simplement, et si pénible que soit son rôle, elle ne pense pas à déserter le foyer… Ce serait quelque chose de plus vil, de plus cruel, de plus lâche que l’adultère… Je ne pouvais pas, je ne voulais pas abandonner mon mari.

Elle essuya ses yeux.

— On m’avait enseigné que le bonheur est dans l’oubli de soi-même, dans le dévouement… C’est la morale chrétienne… mais elle n’est possible qu’avec la foi chrétienne, et je n’avais pas la foi… On m’avait enseigné aussi, d’autre part, que toute créature a le droit de se développer comme une plante fleurit, le droit de vivre sa vie, avant de vieillir et de mourir…

— Oui, dit Noël.

— Le devoir de dévouement aux malheureux et aux faibles, le droit personnel de vivre et de chercher le bonheur, ce double idéal contradictoire a hanté toute ma jeunesse… Je n’ai pas su choisir : j’ai voulu tout concilier. Un jour, après des années de lutte obscure, après tant de misère, tant de déceptions, le désespoir m’a prise… J’avais vingt-cinq ans… Mes parents étaient morts, mon premier enfant était mort, mon mari se mourait lentement… Je n’avais pas d’amis, je n’avais pas d’argent ; je n’avais aucun don, aucun talent exceptionnel, et l’avenir était devant moi comme une route plate, morne, solitaire, qui conduisait… je ne savais où !… Je faisais toutes les besognes du ménage, je donnais des leçons de piano… je tenais les livres d’un petit commerçant…