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pour se donner tout à fait, jaloux de sa maîtresse et regrettant presque qu’elle ne lui fournit point le prétexte d’une rupture…

Ils s’étaient rencontrés, cinq ans plus tôt, dans le salon très bourgeois de madame Grancher, la femme d’un négociant en soieries. Maurice avait remarqué tout de suite cette grande brune, souple et bien faite, les yeux bleus sous des cils noirs, les dents nacrées, les mains fines. Elle avait toujours la même robe en tulle noir uni, qui l’enveloppait d’ombre vaporeuse, et toujours une rose pourpre à sa ceinture. Isolée parmi les jeunes filles, oubliée par les dames mûres et importantes, évitée par les jeunes gens qui cherchaient des dots autour de la table à thé, elle demeurait impassible, rencoignée dans la pénombre, l’air détaché et dépaysé… Un soir, à diner, Maurice se trouva près d’elle. Il parla, pour parler, — pour la faire parler surtout, — de tout et de rien, d’une pièce à succès, d’un livre récent, de la mode et du Salon de peinture. Tout jeune ingénieur, il se piquait de goût littéraire ; il se délassait des chiffres en écrivant des vers ; il fréquentait les bureaux des petites revues, et rappelait à tout propos qu’Édouard Estaunié est sorti de Polytechnique. Il avait de l’esprit, et plus que de l’esprit, — une grâce incomparable, et l’on pouvait dire de lui ce que madame de Motteville raconte d’Henriette d’Angleterre, qu’il semblait toujours « demander le cœur ».

La jeune femme à la rose entendit trop bien ce langage ; elle sourit, elle s’égaya, elle embellit ; elle eut des mots imprévus, drôles et charmants, et Maurice, qui connaissait tous les milieux parisiens, pensa :