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— Ne riez pas de ce qui me fait souffrir.

— C’est donc vrai ?… Vous êtes méconnue et malheureuse ?…

— Méconnue, peut-être, malheureuse certainement. Puisque vous avez tout deviné, je ne feindrai pas davantage… Oui, j’aime Augustin de Chanteprie, je l’aime passionnément… Et j’ai peur…

— Mais lui, il vous aime ?

— Je ne sais pas ce qu’Augustin appelle aimer. »

Elle parla, presque heureuse que Barral l’eût forcée aux confidences. Elle raconta l’histoire de ses amours.

« Je sais… je vois l’homme… Un mystique qui vit dans l’absolu, qui n’a pas le sens des réalités… Il a toutes les vertus, ma pauvre enfant, mais il s’en sert comme d’un bâton pour vous assommer… Raisonnons un peu : pourquoi l’aimez-vous, ce M. de Chanteprie ?

— Je l’aime parce que je l’aime…

— Évidemment !… Mais que préférez-vous en lui, les grâces du corps ou la beauté de l’âme ?… Si vous chérissez, d’abord, les yeux bleus, les cheveux blonds, la jeunesse de votre ami, moquez-vous de son jansénisme biscornu et de ses scrupules, tant que vous ne serez pas lasse de ses baisers… Vous ne pouvez pas établir cette utile distinction entre la personne physique et la personne morale ?… Alors, votre cas est plus grave. Vous êtes victime d’une illusion sentimentale qu’il faut anéantir… Ah ! nom de nom ! qu’alliez-vous faire dans cette galère, ma pauvre Fanny ? »

Il alluma une cigarette à la lampe, et, debout devant la jeune femme :

« Vous m’avez fait tout à l’heure un beau portrait de M. de Chanteprie. Je n’y contredis point. Il est noble, loyal, sublime ; il a toutes les qualités… comme la jument de Roland, et, comme elle, il n’a qu’un défaut : il est mort… Vous m’avez dit que tout votre effort tendait à l’arracher de ce tombeau où il croit vivre. Imprudente ! vous vous êtes liée à un cadavre. Vous ne le ressusciterez pas, et vous mourrez dans son étreinte… Déjà vous n’osez plus ni penser ni parler librement, lire les livres qui déplaisent à M. de Chanteprie, admirer les chefs-d’œuvre qu’il méconnaît, aimer ce qu’il réprouve… Et cela, parce que vous êtes femme, très femme… Oui, la femme, par l’effet d’un instinct naturel ou acquis, rêve de s’absorber toute et de se perdre dans l’être aimé. Heureusement que votre éducation exceptionnelle n’a pas trop