Page:Tinayre - La Maison du péché, 1902.djvu/93

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un peu plus lettré que Testard, mais guère plus civilisé.

Elle l’écoutait avec tant de bonne grâce qu’il perdit soudain sa timidité et parla comme il eût parlé à un homme de son âge. Il raconta brièvement l’histoire de sa famille, son éducation, sa vie régulière et cachée… Madame Manolé ne souriait plus.

— Je comprends, dit-elle, que vous soyez devenu ce que vous êtes : un catholique fervent. Mais combien vous ressemblez peu à tous les autres catholiques, à ceux du moins que j’ai rencontrés !

Et soudain, entraînée aux confidences, elle reprit :

— Moi, j’ai été élevée par mon père, dans un monde d’artistes et de gens de lettres. On a remué beaucoup d’idées devant moi… Des hommes célèbres m’ont tutoyée et tenue sur leurs genoux quand j’étais une gamine rêveuse et rieuse… Que de paradoxes bizarres, que de discours singuliers et profonds j’ai entendus quelquefois !… Ah ! les beaux jours de mon passé, les beaux espoirs, les beaux songes !… Je revois mon père assis devant sa toile, dans ce costume qu’il aimait : la blouse rouge des paysans slaves… Ses cheveux gris frisaient tout droit sur son front ; ses yeux bleus flambaient ; sa forte voix ébranlait les vitres… Cher père ! Quelle nature puissante, heureuse, oui, heureuse, faite pour recevoir le bonheur et le répandre !…

— Vous l’avez perdu ?

— Trop tôt… J’avais quinze ans. Notre vieille amie madame Lassauguette m’a prise chez elle et mariée à Pierre Manolé, un musicien… Depuis quatre ans, je suis veuve.