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LA MAISON DU PÉCHÉ

— Allez, allez, dit la vieille, on n’a qu’une vie : faut la vivre comme on peut, et laisser les morts tranquilles… Les pauvres morts sont bien morts. Accroupie sur ses talons, elle arracha une poignée d’herbes qu’elle tria soigneusement,

— Quelles plantes cueillez-vous là ?

— Ça, c’est des bonnes herbes, des herbes de pharmacie, meilleures que toutes les drogues des médecins. Je les cultive, je les récolte, j’en fais des sirops et des infusions, des baumes pour les compresses, des remèdes pour les entorses et les brûlures.

— Vous êtes jardinière, ici ?

— Jardinière, lingère, cuisinière, femme de chambre… Madame Angélique dépense tous ses revenus en charités : elle ne peut pas avoir plusieurs domestiques. Il y a une femme qui m’aide pour la lessive, et un homme qui fait quelquefois les gros travaux.

Elle se releva, serrant dans ses mains noueuses les pans de son tablier plein de feuilles et de fleurs. Une mèche, échappée de sou bonnet, glissait le long de sa tempe et se tordait comme une vipère d’argent. Un anneau, pendant à son oreille gauche, retenait une petite turquoise, et le bleu pur de la pierre paraissait plus bleu contre la joue brune. Haute, maigre, avec ses yeux jaunes dont la paupière ne clignait pas, elle avait l’inhumaine majesté des Sibylles. Gardienne des herbes-fées, maîtresse des philtres et des baumes, elle paraissait vraiment une sorcière surprise par le matin et conservant dans sa forme féminine quelque chose des métamorphoses de la nuit. Allait-elle prendre racine parmi les bella-