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lui parler, de l’interroger, de risquer la suprême épreuve. Mais c’était difficile. Comment lui dire tout net : « Ma chère amie, je suis riche et vous êtes pauvre. Je voyage pour mon plaisir et vous devez gagner votre vie… C’est injuste, c’est révoltant. Et, comme je vous aime, à ma façon, comme je vous désire, je vous offre la sécurité, le bien-être, un peu de luxe, et ma très sincère affection, pour vous consoler du mépris des imbéciles. Mais je ne puis vous épouser !… »

Barral s’apercevait, à ce moment, que Fanny pouvait considérer cette déclaration comme un outrage. Si libre de préjugés qu’elle fût, elle ne renoncerait pas aisément à la considération du monde, — de ce monde qui ne distingue pas l’amoureuse libre de la fille entretenue.

« Il faut patienter. Il faut la préparer, la persuader, lui suggérer les choses, par des allusions… Mais zut ! ça n’est pas dans mon caractère… »

Elle revenait, charmante, avec sa courte jupe noire, ses bas de soie noire, ses souliers plats, sa chemisette de mousseline blanche et son grand « canotier » blanc. Ce n’était plus Fanny Manolé ; c’était un être indécis, d’une grâce plus jeune et plus irritante, Barral déclara :

— Vous avez quatorze ans et demi.

— Merci, mon oncle ! dit-elle en riant.

Sur la route du Chêne-Pourpre, ils partirent, côte à côte, penchés sur le guidon, dans la caresse de l’air et le bourdonnement des quatre roues qui fuyaient en bruissant comme des abeilles. D’un même mouvement rythmique, leurs pieds pressaient les pédales, et ils allaient toujours plus légers, toujours plus rapides.