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reuse ou malheureuse : elle n’avait jamais pleuré que sur la douleur d’autrui.

La porte s’ouvrit : la lampe rayonna. Le crépuscule, chauve-souris tremblante au filet pâle des rideaux, s’envola soudain, — et avec lui les peurs obscures, les pressentiments inavoués qui frôlaient l’âme de Denise.

Elle alla prendre sa chaise, son tabouret, le drap qu’elle avait commencé d’ourler, et elle s’installa près de Fortunade, dans le cercle lumineux rabattu par l’abat-jour de carton vert.

La clarté tombait sur le blanc cru de la toile et sur les mains des jeunes filles. Celles de Fortunade étaient hâlées, déformées par les gros travaux, mais celles de Denise, fines sans mollesse, ressemblaient à de très petites et très jolies mains de garçon. Plus haut, la pénombre adoucie baignait le caraco noir de la couturière et le corsage de Denise, en étoffe brune où glissait une mince chaînette d’or. Sous des bandeaux noirs, bien lissés, le visage de Fortunade était tout puéril : front bombé, profil dolent, bouche serrée et boudeuse. Mais Denise Cayrol était une vraie femme, aux épaules larges, à la gorge pleine. Ses traits irréguliers n’étaient pas beaux ; ils plaisaient pourtant. La bouche était si fraîche sur des dents si pures ! Il y avait tant de claire raison, tant de bonté lumineuse dans les yeux nuancés de gris et de vert ! Les cheveux tressés en couronne, épousant la forme classique de la tête, étaient blonds, du blond