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Geneviève l’ignorerait toujours. Encore une fois, que lui importait ? Elle aurait pu adopter la devise désolée qui brode les pierres du château de Montal :

« Plus d’espoir. »

Automate bien monté, elle faisait son métier de figurante, recevait les hôtes que Lucien lui amenait, l’accompagnait dans le monde, belle, parée, silencieuse, toute dévouée, pensait-on, aux intérêts du ménage, décourageant les curiosités des femmes et les convoitises des hommes par sa tranquille indifférence.

Les femmes l’exécutaient en la définissant : « Belle, mais nulle. » Les hommes disaient : « Belle, mais froide. » Elle représentait pour tous une espèce de statue, un moulage creux qui sonnait le vide quand on y touchait. Elle devinait cette réputation que Lucien lui avait faite à Paris, comme son père, à Villefarge, lui avait fait la réputation d’une fille dénaturée. L’erreur des gens tenait à la rapidité de leur jugement superficiel, et aussi à ce que Geneviève n’avait jamais eu le goût féminin des confidences, sauvée ainsi des trahisons que les femmes commettent par jalousie ou par besoin de bavardage. Lorsque tant d’imprudentes se perdent pour avoir trop parlé, Geneviève n’avait eu à redouter que le hasard, et le hasard s’était montré clément. Le secret de son cœur demeurait intact. Grande consolation dans sa misère. L’idée que des étrangers — et Lucien ! — auraient pu connaître son triste amour, le défigurer, le souiller de leurs commentaires… Elle n’eût pas supporté cette horreur. Le secret dormait en elle, comme les lettres dans la cachette du secrétaire, les lettres liées d’un ruban bleu, couvertes de cette poudre fine qui se glisse par les fentes des vieux meubles fermés, comme la cendre des jours défunts. Elle le réveillerait plus tard. Plus tard, elle dénouerait le ruban fané. En attendant, elle s’abandonnait à l’engrenage qui lui découpait le temps en petits morceaux et l’empêchait d’en mesurer la fuite trop lente, mais, quelquefois, à la table fleurie d’un cabaret ou dans une loge de théâtre, pendant que des gens lui parlaient et qu’elle riait avec eux, elle entendait, tout à coup, comme un sanglot dans un cimetière, une plainte monter en elle et devenir un cri intérieur si déchirant qu’elle pâlissait, étonnée que les autres, autour d’elle, n’eussent rien perçu de cette clameur qui lui déchirait la poitrine.


Une seule fois au cours de cette année-là, elle revint à Villefarge pour quarante-huit heures.

En arrivant, elle apprit la mort de la cousine Aubette. La vieille demoiselle avait été frappée de congestion pendant qu’elle écoutait le jazz du « Savoy », de Londres, et la locataire l’avait trouvée inerte, à coté de l’appareil qui clamait, en anglais, une chanson nègre.

Elodie Poire était morte, elle aussi, et le président Lanthenas. Jeanne Lanthenas était partie pour Bordeaux, comme « secrétaire » d’un négociant des Chartrons. Mme Lanthenas ne se remettait pas de cette double épreuve. Le mariage de Gérard Lacoste avait été annoncé puis rompu. Le Dr Bausset s’occupait toujours de la dépopulation des campagnes, et il espérait, pour ses ouvrages, un prix de l’Académie des sciences morales et politiques.

Ce fut Renaude Vipreux qui donna ces nouvelles à Geneviève. Elle qui ne sortait guère savait tout ce qui se passait à Villefarge, comme si son petit œil gris avait vu, à travers les murs et dans le cerveau des gens, les actes secrets et les secrètes pensées. La vie de province, où les mêmes objets sollicitent toujours l’attention des mêmes personnes, peut développer au maximum cette faculté d’observer et d’induire, du connu à l’inconnu, avec la patience d’un entomologiste étudiant des insectes. Ce guet perpétuel produit, chez les médiocres, le goût du commérage, mais, à ce travail d’analyse, à cette interprétation des apparences par des hypothèses serrant de plus en plus près la réalité cachée, des êtres supérieurs emploient aussi leur intelligence inutilisée et leur énergie stérile. S’ils