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parlé la première, au rebours du rite ancien. Chiffres en main, elle avait montré, au chimérique Bertrand, l’état réel de ses affaires et la nécessité de vendre la Sarrasine. Mais pourquoi vendre quand on peut tout garder en acceptant une collaboratrice ! Et elle avait dit cette petite phrase, très habile, qui décelait la femme sous le « garçon manqué » :

Non pas :

« Avec moi, que ne feriez-vous pas ? »

Mais :

« Que ne ferais-je pas avec vous ? »

Plus tard, le sentant troublé et voyant, dans ses yeux, passer une ombre — une ombre de femme — elle avait dit encore :

« Pas de confidences. Respectons le passé et enterrons-le. Je ne suis pas jalouse, mais je veux un compagnon loyal. »

Et Bertrand avouait qu’il n’avait pas écrit, parce que le courage de l’aveu lui eût manqué avant le fait accompli. Ce silence même pouvait préparer Geneviève à la rupture, la détacher de l’ingrat, afin qu’elle souffrît moins en apprenant…

Pauvre tactique, vaine, un peu basse, mais aussi vieille que l’amour.


« Je ne t’oublierai jamais. »

C’étaient les derniers mots de la lettre — des mots… Qu’est-ce qu’un souvenir logé dans un coin de la conscience, comme un de ces objets démodés qu’on ne détruit pas, par superstition, et qu’on serre dans une armoire qu’on n’ouvrira plus ? Qu’est-ce qu’un souvenir qui n’est pas de toutes les heures, mêlé à la trame chaude de la vie ?

Il faut mourir de sa douleur ou vivre avec elle. Geneviève vécut. Reprendre sa liberté ? Refaire sa vie ? Trop tard. C’était bon pour les femmes courageuses et dures, qui luttent contre l’homme, avec les armes de l’homme, sur les terres de l’homme, et n’ont pas besoin d’amour ; femmes effrayantes par leur avidité, leur énergie ostentatoire, leur égoïsme égal à l’égoïsme viril, leur dédain de la grâce, leur certitude de tout savoir et de tout pouvoir, leur façon de se marier sans illusions et de divorcer sans scrupule, ou, si elles n’étaient pas de la race conjugale, de pratiquer l’amour comme un sport.

Geneviève enviait parfois ces sœurs cadettes qui savaient ne pas souffrir. Elle ne les imiterait pas. La chèvre attachée à son piquet brouterait et mourrais sans même tirer sur sa corde, sans lever la tête vers l’horizon. Là ou ailleurs, qu’importe ?

Et les jours suivirent les jours.

Un de ces jours qui semblaient tous pareils à Geneviève, Lucien Alquier eut cinquante-trois ans, et les réflexions qu’il fit à ce propos étonnèrent la jeune femme. Elle sortit de son rêve torpide pour regarder autour d’elle et trouva que dans la vie de Lucien — domaine interdit où elle ne pénétrait plus — quelque chose avait dû changer. Alquier laissait « tomber » les gens de sa bande, il épurait ses relations et, par une démarche calculée, revenait, pour le dépasser, au monde d’où sa famille était sortie. Le grand bourgeois, né dans l’aristocratie républicaine, apparenté à des personnages consulaires, reparaissait à travers l’artiste et l’homme de plaisir. Cinquante ans, l’âge où les honneurs que la jeunesse dédaigne, parce qu’elle a le temps, devant elle, pour les conquérir, prennent la valeur d’une compensation nécessaire à ceux pour qui ce temps est mesuré. Lucien commençait à parler, avec une souriante ironie, des expériences qu’il avait faites et qu’il n’était plus tenté de renouveler. Il montrait sa tête grise. La saison de la sagesse était-elle venue pour lui ?… Ceux qui savaient la vérité — ils n’étaient pas nombreux et ils étaient complices — auraient pu le dire, mais ils ne le diraient pas. Sauf le cas improbable d’un scandale, aucun biographe n’ajouterait ce dernier chapitre à la vie amoureuse de Lucien Alquier.