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— Même que la Vipreux soit allée, avec Anthime, chez le notaire Beausire ? Eh ! Eh ! Le contrat qui se prépare…

— Mlle Vipreux m’a dit qu’elle avait demandé conseil à Beausire pour placer sa petite fortune en première hypothèque. N’accusez pas sans preuves, cousine. Et puis. Et puis… Je n’en peux plus. Il me semble que j’ai cent ans…

Des larmes d’épuisement venaient aux yeux de Geneviève. Mlle Aubette se radoucit, s’excusa et s’en alla, un peu inquiète du résultat de son intervention.

— Pourvu que cette Vipreux ne me brouille pas avec Geneviève !…

Cette idée la consternait. Elle aimait tendrement sa jeune cousine et elle pensait à son cher appareil qui n’était pas entièrement payé.

Le soir, après que Capdenat avait fait sa partie de dames et qu’il s’était couché, M 11 ® Vipreux montait chez Geneviève. Elle apportait une pièce de linge à repriser et demandait, modestement, la permission de demeurer un peu avec Madame.

Madame ne pouvait pas refuser. Ainsi l’habitude était prise de ces veillées qui mettaient les deux femmes cote à cote, devant le même feu, sous la même lampe, absorbées l’une par sa couture, l’autre par ses pensées, et pareillement silencieuses. Geneviève prenait un livre pour échapper au démon, atroce montreur d’images, embusqué à toutes les portes des sens et qui, tout à l’heure, dans la solitude nocturne, ferait sur elle son travail de bourreau. Mais ses yeux seuls lisaient un texte mort. Son esprit, évacué dans l’obscur dédale où il cherchait l’explication de son malheur, tournait dans des cercles sans issue, comme un fou qui bat les murs de sa tête. Le livre restait ouvert à la même page. Renaude, en poussant l’aiguille, épiait cette étrange immobilité. Quelquefois, elle risquait un mot. Alors, Geneviève, levant un regard sans couleur, remontait de l’abîme avec la pilleur du tombeau sur le front. Elle écoutait Renaude, n’entendait pas, répondait au hasard, mais, à ce fil du monologue de Mlle Vipreux, elle accrochait sa rêverie errante. Cela devenait enfin une conversation que Renaude menait à sa guise.

Une fois, il y eut des cris dans la cuisine. Les sanglots de Mélanie retentirent jusqu’au premier étage. Quand M 11 ® Vipreux monta chez Geneviève, ses pommettes étaient rouges, et, dans ses yeux, vacillait cette lueur cruelle que la colère lui donnait. Elle commença de coudre, s’arrêta, hésita et, soudain décidée, tira de son sac à ouvrage un livre.

— Nous vivons, dit-elle, dans une triste époque. On ne sait plus à qui se fier. Cette Mélanie que je croyais si naïve… Voici ce que j’ai trouvé dans sa chambre… Ce livre infâme… Elle prétend qu’elle ne l’a pas lu, que le garçon boucher le lui a passé pour lui faire une farce… Après tout, c’est possible.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Oh ! je craindrais d’offenser les yeux de Madame par cette immondice. J’ai voulu me rendre compte, et je ne suis pas bien sûre d’avoir compris.

Pudique et confuse, elle laissa Geneviève feuilleter le livre. C’était un de ces bas ouvrages érotiques qui se présentent, hypocritement, sous la forme d’un traité d’hygiène.

— En effet, dit Geneviève en repoussant le livre avec répugnance. Ce n’est pas une lecture pour Mélanie…

Parce qu’elle aimait l’amour, l’obscénité la blessait. Et cela la gênait aussi que Mlle Vipreux eût parcouru ce livre et vu ces gravures.

Tout à coup Renaude rit, de ce rire aigu qui faisait mal aux nerfs de Geneviève.

— C’est pourtant ça qu’on appelle l’amour. C’est pour ça que des femmes se perdent, corps et âme, pour ça ! Oui, une saleté, une grande saleté. J’ai envie de cracher quand j’y pense…

— Eh bien, n’y pensez pas.

La bouche flétrie se tordit dans un rictus méprisant.

— Le conseil de Madame serait bon si le mal n’était partout, comme une