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Son esprit est ans plage d’où le flot s’est retiré. Une plage vide. Une plage nue. Le flot est à l’horizon, mais si loin, si loin que la plage tranquille ne l’attend plus. Et le silence de l’âme déserte s’étend à l’infini, blanc et sourd, comme les sables.

« Je m’appelle… Je m’appelle… ? » Oh ! la fatigue de chercher oe nom perdu t Maintenant, le flot se rapproche. Il rapporte, au pli de sa houle que l’on commence d’entendre, quelque chose d’indistinct. Un souvenir ? Non, une réalité. Non pas une chose qui fut. Une chose qui est. Geneviève attend le choc de cette chose qui vient, épouvantable…

Entre les mousselines grisâtres, des points blancs dansent et tourbillonnent : la neige.

Une image. Un mot. Une autre image. Un autre mot. Associés, ils s’entraînent l’un l’autre… La neige… La chambre… Le lit… malade… Renaude… La neige… Encore Renaude… Le journal…

Le flot déferle sur la plage submergée.


— Vous allez mieux. Vous êtes guérie, dit le docteur.

Et Renaude répète :

— Tout à fait guérie.

— Allons, il ne faut pas pleurer. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’avez-vous, ma petite enfant ?

— Laissez-moi.

— C’est la faiblesse, docteur Demain, elle sera plus calme.

— Elle a été bien « shockée ».

— Laissez-moi.

— Oui, on vous laisse. Dormes.


Elle entre en convalescence. Elle mange son premier potage, son premier œuf à la coque. On a monté de la cave une bouteille de vieux bordeaux qu’elle boit par petits verres. Ce soir, on la portera dans un fauteuil, et Renaude, avec l’albinos, fera son lit.

Le docteur vient tous les jours, mais c’est par amitié II parle de sa brochure qui va paraître. Il parle seul. Il parle trop. Ses visites, au lieu de distraire Geneviève, commencent à la fatiguer, et Capdenat trouve qu’on fait bien des embarras pour une angine.

Il s’est hissé jusqu’à la chambre de sa fille et n’a su lui dire que des paroles

gênées

— Renaude a prie beaucoup de peine pour toi. Tu lui feras un cadeau, hé ? Jolies étrennes que tu nous as données.

Il ne supporte plus que Mlle Vipreux passe des heures chez Geneviève.

Geneviève ne la réclame pas. Elle reste seule, au coin du feu, à regarder tomber la neige. La longue journée blanche est coupée, à intervalles égaux, par de menus événements : l’arrivée du facteur ; le tintement des cloches de Saint-Martial ; le goûter ; la lampe qui se rallume ; le dîner. Encore un jour de fini.

Une année, c’est une route marquée par les petites bornes des jours, et les hautes bornes des saisons Geneviève y fait ses premiers pas, toute seule, avec sa douleur Au bout de la foute, dans la neige de l’hiver futur, une autre année, une autre route commencera, et d’autres suivront, jusqu’à la dernière qui s’achèvera au bord d’une fosse, sous les cyprès Et toujours, sur ces routes de la vie, Geneviève et sa douleur iront ensemble, seules ensemble, tandis que Bertrand marchera, par des chemins inconnus, avec sa compagne inconnue, vers la vieillesse et la mort.

Geneviève songe à lui sans colère. Le temps de la colère est passé. Il s’est confondu avec le temps de la maladie. Maintenant, c’est le temps du désespoir