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Mlle Vipreux hausse les épaules.

— Elle ne mourra pas. Faites le café, Mélanie. Nous en avons pour toute la nuit à veiller. Quel premier de l’an !

Il n’y a qu’une lampe dans la chambre. Afin d’épargner les yeux de Geneviève, on a couvert l’abat-jour d’un cornet de papier bleu. Un cône lumineux va s’élargissant du plancher au plafond, mais le lit est dans l’ombre. Sur la commode, à côté des fioles pharmaceutiques, de l’inhalateur, des tisanes, l’eau du café va bouillir dans la casserole de la lampe à alcool. Le café ! délice des gardes et des matrones philtre noir qui les soutient, les excite et délie leurs langues infatigables pendant les longues veillées auprès des malades et des morts.

— Elle se calme, dit Mélanie. Peut-être bien qu’elle va dormir.

— Profitons-en. Moi, je vais arranger la chambre.

Elles parlent très bas et leur chuchotement siffle entre leurs lèvres. Leurs ombres rapetissées courent au ras de la muraille, grandissent et se cassent au plafond.

— C’est cette mallette qui nous encombre.

— Il faut la mettre dans ma chambre, dit Benaude.

— Et le chapeau, le manteau ?

— Dans la penderie.

— Elle en a des belles affaires ! Comme elle doit être riche ! Pourquoi il y en a qui ont tout, mademoiselle ? Et d’autres qui n’ont rien ?

— Dieu seul le sait. N’enviez personne, ma fille, surtout les riches. Ils font difficilement leur salut et ils payent leurs jouissances par des châtiments cruels, dans cette vie même.

Une sonnerie étouffée vibre sous le parquet.

— Bon ! fait Benaude. C’est l’autre, maintenant.

— Il est jaloux de la dame, parce qu’on s’occupe d’elle. Tous les vieux sont jaloux et celui-là…

— Celui-là est votre maître, Mélanie. Il convient d’en parler avec respect, entendez-vous ? Et que je n’aie pas à vous le redire.

— Oui, mademoiselle.

La servante plonge le nez dans sa tasse. Renaude Vipreux sort et revient avec ce visage dur qu’elle a quand elle est excédée. Elle va tâter le pouls de Geneviève. La tête blonde est renversée dans l’oreiller et la sueur des tempes a mouillé les petites mèches qui collent à la peau. Des cercles violets cernent profondément les orbites. Les joues sont rouges comme si elles recevaient le reflet d’un brasier. Au fond de l’enfer torrentiel de la fièvre, Geneviève perçoit une présence. Ses yeux, si dilatés qu’ils ne sont plus que deux larges pupilles noires, contemplent un être monstrueux qui émerge du cauchemar, le cou tendu comme une gargouille, avec deux petits couteaux à la place du regard. Les petits couteaux s’allongent, affilés et luisants. Ils entrent dans la poitrine de Geneviève. Us vont lui fouiller le cœur, pendant que des mains de squelette s’agrippent à sa gorge et la suffoquent. Elle veut se défendre. Mille chaînes et mille poids de plomb la rivent à son lit. Elle veut crier : « Bertrand !… Au secours ! » mais le cri ne franchit pas ses lèvres et c’est une imploration balbutiée qui monte vers l’Etre terrible :

« Ne me faites pas de mal !… Ne me faites pas de mal ! »


Un matin, elle s’éveille, ainsi qu’une morte qui ressusciterait, ayant oublié sa vie antérieure, le corps roidi par la longue immobilité du cercueil. Elle ne sait plus ni où elle est, ni qui elle est. « Je m’appelle… Je m’appelle… ? » Le nom a disparu. Elle le cherche dans tous les coins de sa mémoire. Trop faible pour bouger même un doigt, elle regarde seulement ce qui est dans le champ direct de sa vision : le pied du lit, le dossier d’un fauteuil noir à fleurs roses, le mur rayé de guirlandes vertes, et, entre les rideaux de mousseline, une éclatante et funèbre blancheur.