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— …Comme ça. Et il l’épousera. Tu verras qu’il l’épousera. Elle n’a pas le sou et il est riche.

— Vous vous trompez, ma cousine. Mlle Vipreux n’a pas besoin d’argent. Un parent a eu la bonté de lui constituer un capital qu’elle laisse grossir, avec ses revenus et ses gages.

— Tu es sûre ?

— Cela s’est passé à Paris, il y a deux mois. Mlle Vipreux m’a demandé conseil. Son parent la sollicitait de partir avec lui pour l’Amérique. Elle a préféré rester, et je lui en suis reconnaissante. Vous ne direz pas que papa n’est pas bien soigné ? Quant à l’affaire du chat et aux autres choses que Maria prétend avoir vues, la bossue n’est pas un témoin qu’on puisse croire sans contrôle. Elle déteste Mlle Vipreux, et sa cervelle travaille, déforme, exagéré de bonne foi. Tous les domestiques sont ainsi. J’en ai la preuve, chez moi, où ils sont quatre qui se haïssent et se jalousent, les femmes surtout…

Mlle Aubette s’enfonça dans son oreiller, et, d’une voix lasse :

— Comme tu voudras… Tu feras comme tu voudras… Ça m’est égal, après tout, les histoires d’Anthime et de sa gouvernante… Dis donc, avant de t’en aller, veux-tu me donner les écouteurs de ma T. S. P. ? Là, sur la table de nuit. Ôte ces fioles. Maintenant, tu vas tourner les cadrans… 84 et 36… Les grandes ondes. J’entendrai le concert de Radio-Paris… Tu as été bien gentille de m’offrir cet appareil. C’est comme un ami que j’ai là. Eh bien, je ferai prévenir Maria… Adieu, Ginette.

Les racontars, même les racontars de cuisine et d’office, on les méprise, on en rit, on les écarte, mais on y pense, au moins une heure ou un jour. Geneviève, en remontant vers les Cornières, tâchait de démêler la parcelle de vérité contenue dans les accusations de la bossue. Que Mlle Vipreux passât pour une fille intéressée, qu’on lui attribuât l’intention de se faire épouser par M. Capdenat, c’était à prévoir. L’imagination populaire ne renouvelle pas les thèmes de ses romans et attribue toujours les mêmes sentiments et le même rôle à certains personnages classiques. La Gouvernante doit épouser le Vieux Monsieur et Guignol battre le Commissaire. Le peuple, comme les enfants, ne souffre pas de variantes à ses contes de fées.

Avant d’arriver aux Cornières, Geneviève rencontra successivement Mme Bausset, la pharmacienne, la directrice de l’École supérieure et la Sœur économe de l’hospice. Et chaque fois, après les politesses obligées, ce fut le même refrain :

« Vous êtes bien heureuse d’avoir auprès de votre père cette demoiselle qui est si méritante. »

La Sœur ajouta au compliment :

« Vous auriez pu la perdre, car j’ai ouï dire, par nos Sœurs de Figese, qu’elle avait fait un héritage. »

Geneviève ne s’attarda pas à rectifier un détail essentiel de l’histoire. Il ne s’agissait pas d’un héritage, mais d’un don. Cela, d’ailleurs, était sans importance.

Elle rentra chez son père, rassérénée et un peu fâchée contre la bossue.

Le frisson la reprit. La gorge lui faisait mal. Elle voulut une boisson chaude, et, ne voyant pas Mlle Vipreux dans la salle à manger, elle alk elle-même à la cuisine, où l’albinos récurait des poêlons.

— Du thé ?… Mais, pauvre madame, comment que jè l’aurais, ce thé ?… Il est dans les provisions, et Mademoiselle a k clef des provisions.

— Où est-elle, Mademoiselle ?

— Dans sa chambre, à plier son linge.

Au premier, la chambre de Mlle Vipreux était vide et paraissait inhabitée, car les volets étaient rabattus, les couvertures en paquet au pied du lit et le lavabo sans serviettes. La jeune femme retourna vers l’albinos.

— Mlle Vipreux n’est pas dans sa chambre. Voici dix francs, allez acheter un paquet de thé.