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Encore frissonnante, elle eut de la peine à s’endormir, se réveilla trois fois dans la nuit et se sentit au matin courbatue et fiévreuse.

Quand elle descendit pour retrouver son père, elle constata le changement dont avait parlé le Dr Bausset. Les rideaux blancs étaient roides d’amidon, comme des surplis fraîchement repassés. Les cuivres étincelaient. Devant les fauteuils, il y avait des ronds en sparterie. Le parfum de la cire remplaçait le relent de chat et d’oiseau qui imprégnait autrefois la pièce parce que les servantes négligeaient d’ouvrir la fenêtre et de renouveler l’air affadi. Tout avait la propreté particulière aux sacristies et aux couvents. Si M. Capdenat portait toujours son par-dessus-robe de chambre, ce vêtement inusable était réparé et nettoyé. Oui, tout était mieux que naguère. Cependant, la vie légère des oiseaux d’or, leur joli chant manquaient à la salle à manger, et Geneviève regretta le chat Sans-Oreilles, intelligent et doux, et de qui la moindre caresse était une grâce royale. Pauvre petit compagnon des mauvais jours, ses beaux yeux de hibou ne luiraient plus, topazes verdissantes, dans cet antre que formait le dessous du fauteuil. Son corps velouté, aux pattes tressées de muscles d’acier, ne se loverait plus dans le giron de sa maîtresse. L’avait-on vraiment bien soigné ? Lui avait-on dispensé la mort facile et rapide que l’homme refuse à l’homme et qu’il accorde aux bons animaux, ses serviteurs ?… Capdenat avait raillé la peine de Geneviève.

« Après tout, ce n’était qu’un chat. »

Et pourtant, il disait, l’an passé, avec une complaisance insultante pour les siens :

« Mon chat Sans-Oreilles et mes oiseaux, c’est ma famille. »


Sa famille, à présent, c’était… Ah ! ni Raymond, ni Geneviève !… Peut-être… — cette idée était désagréable et irritante… — peut-être M Ue Vipreux ?… Oui, si la vieille fille n’avait pas eu d’autres ressources que ses gages, on aurait pu croire… C’est la manœuvre classique des gouvernantes installées chez les veufs ou les célibataires. Mais Renaude Vipreux possédait une petite fortune et si elle tenait en respect son terrible maître, c’est qu’elle avait le droit et le moyen de s’en aller. Geneviève remuait ces pensées tandis que son père lisait le journal et interrompait sa lecture toutes les cinq minutes pour s’informer du déjeuner. Le souci de la nourriture primait en lui tous les autres — signe évident de sénilité, pénible à découvrir, un peu répugnant. La jeune femme eût préféré les anciennes colères et cette passion de la politique qui se réveillait naguère, avec le souvenir des ambitions meurtries, comme l’instinct de la race, à travers la décrépitude de l’individu. Mais Capdenat ne vibrait plus à ce mot magique : élection. Les questions de métier ne l’intéressaient pas davantage, et même sa haine pour son gendre semblait assoupie, comme si, à une certaine épaisseur d’égoïsme, la rancune s’émoussait, l’homme concentré en soi, opposant à tout ce qui n’est pas son besoin immédiat une masse imperméable.


Dès le lendemain, Geneviève alla voir Mlle Aubette qui était malade et alitée.

La locataire avait la clef du logement. C’était elle qui faisait le ménage et les commissions de la vieille demoiselle et qui lui donnait les soins indispensables, mais la septuagénaire demeurait seule une partie de la journée et toute la nuit.

Geneviève trouva sa cousine couchée sous une montagne d’édredons, dans des draps chiffonnés et sales que la locataire jugeait bien assez propres et qui n’offensaient pas la vue affaiblie de Mlle Aubette. Un désordre lamentable enlaidissait la chambre mal balayée. Il n’y avait pas de feu. Mlle Aubette ne souffrait pas du froid dans son lit-alcove. Elle dit pourtant à la locataire d’apporter un chauffe-pieds pour Mme Alquier.