Page:Tinayre - L Ennemie intime.pdf/77

Cette page n’a pas encore été corrigée

ramener avec Geneviève. Mais, de sa voix perçante et maniérée, elle dit qu’elle prendrait l’omnibus de ville et qu’elle confiait Madame au « cher » docteur.

— Ah ! vous avez là une bien bonne personne, bien dévouée, fit le « cher » docteur en installant Geneviève dans l’automobile… Vous allez trouver chez vous d’heureux changements… de l’ordre, du confort…

Jusqu’aux Cornières, il continua ce panégyrique de la gouvernante.

Capdenat est assis dans son fauteuil Voltaire. Le poêle rougeoie. Le lustre est allumé. Il y a un bouquet de chrysanthèmes sur la table.

— Papa !… Je suis heureuse de te voir…

— Hmn… m… m… b’soir… Sieds-toi.

Elle s’assied tout contre lui, et, dans ses mains gantées, elle garde la grosse main rhumatisante aux phalanges noueuses. Le père pose sur elle un regard terne, mâchonne quelques mots et, tandis qu’elle lui parle avec toute sa bonne volonté d’émouvoir, dans cette masse de chair, ce que Capdenat peut avoir d’âme, elle retrouve, au fond des petits yeux porcins, la méfiance rancunière d’autrefois.

Il n’a pas eu un geste vers elle.

— Papa !… Voyons, papa… Tu es content que je sois venue. Dis que tu es content.

— Ou…i… i…

Et plaintivement :

— Ton train a eu du retard. Le dîner sera mauvais. Tu aurais bien pu suivre Renaude au lieu de bavarder avec Bausset. Pourquoi prendre sa voiture ? L’omnibus n’est pas digne de toi ?

— Allons, monsieur, ne grondez pas Madame, dit Renaude. Le dîner sera bon tout de même.

Il n’est pas permis à Geneviève de monter dans sa chambre. Cela retarderait encore ce dîner que Capdenat attend avec l’impatience gloutonne des vieux qui ne dominent plus leurs impulsions. Elle étale son manteau sur une chaise, devant la fenêtre aux rideaux fermés. Pourquoi a-t-elle la sensation d’un vide anormal dans la salle à manger ? Une chose familière…

Et soudain :

— Les oiseaux… Où a-t-on mis les oiseaux ?

Capdenat a-t-il entendu ? Il est à table. Il tend son assiette que Mlle Vipreux remplit d’une soupe onctueuse et fumante, la soupe aux légumes qui a bouilli longtemps avec une épaule de veau farcie et les abatis d’une poule.

C’est Renaude qui répond :

— Les oiseaux ? Monsieur a dû s’en défaire. L’odeur l’incommodait.

Et c’est elle encore qui mène la conversation, au début de ce repas, pendant que Capdenat dévore et que Geneviève cède à la fatigue du voyage. La voix aiguë vibre avec autorité. Et Geneviève revoit la femme qui arrivait de Figeac — il y a sept mois — cette figure chétive, ce regard luisant comme un canif et la pauvre robe de deuil. Elle revoit la face violacée de Capdenat hurlant :

« Vous pouvez… f… le camp. »

Sept mois, à peine.

Et la Renaude crottée, mouillée, minable, qui disait, dans le salon de paille :

« Capitaliste !… Je suis capitaliste ! »

Il y avait une bataille à livrer. Renaude Vipreux l’a livrée et l’a gagnée. Descendue à la servitude, elle remonte à l’égalité. Bien rentée, forte de son indépendance matérielle, elle n’a plus besoin de Capdenat. C’est Capdenat qui a besoin d’elle. Que ferait-il et que ferait-on de lui si elle le quittait ?

Elle a reconquis ses titres de bourgeoisie. Si elle emploie encore la troisième