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— De quoi vit-il, maintenant ?

— Toujours des articles, des conférences. Comme rapport, c’est maigre. Il n’est pas très bien vu par le Parti, à cause de cette question de discipline, et il n’est pas appointé. Alors… la queue du diable !… Heureusement que vous êtes là. En ce moment, où il est recherché par la police…

— Recherché par…

— La police. Ça n’a rien d’extraordinaire. Il a un peu assommé un flic qui voulait l’assommer, dans la bagarre d’avant-hier, à Saint-Denis… Vous ne lisez donc pas les journaux ? Ah ! les dames ! Elles ne s’intéressent qu’aux articles sur la mode. Et elles veulent voter !

— Ce qu’il faut entendre tout de même ! dit Mme Chabaraud, avec une feinte colère et un regard maternel vers son mari. Vieil obstiné, va !… Et Louise Michel, et Séverine !… C’étaient pas des femmes ?

Geneviève était navrée.

— Vous croyez que Raymond va être arrêté ? Vous croyez qu’il ira en prison ?

— Oh ! Ça ne serait pas un déshonneur, ma petite dame. C’est arrivé à de très honnêtes gens… — Chabaraud montra le portrait de Blanqui. Et moi qui vous parle, j’ai été condamné à mort… C’est pour vous dire que la prison politique n’a jamais déshonoré personne. Maintenant, consolez-vous. Raymond va partir avec un faux passeport, et, là où il sera, les flics n’iront pas le chercher. Et si ça peut le débarrasser de sa diablesse qui est bien le plus sale pou…

— Chabaraud !… Voyons !… dit la citoyenne, qui redoutait les expressions trop vertes de l’ébéniste quand il parlait de la compagne de Raymond.


« Même pour eux, c’est un raté, » se disait Geneviève, dans la voiture qui la ramenait vers le Louvre où elle avait laissé son automobile. Elle en était humiliée, elle qui croyait à la supériorité de Raymond. Elle se rappela leur enfance, leurs jeux dans la chambre haute, les idées singulières de l’adolescent, les vers qu’il écrivait en cachette, son instinct de révolte, son mépris de la société qu’il ne connaissait pas encore. Déjà, commençait l’antagonisme du père et du fils. « Je n’ai rien des Capdenat », disait Raymond. Et pourtant, il tenait d’eux, avec leur intelligence et leur don de parole, leur caractère intraitable. Mais la solidité montagnarde et le sens réaliste de la vie lui faisaient défaut. Par la nervosité, par la vivacité inquiète de l’imagination, il était l’héritier direct de son aïeul Dupuy-Lapauze. Même s’il avait pris une des voies normales qui conduisent les hommes vers les hautes fonctions et la fortune, son tempérament l’eût desservi. Il était incapable, dès ses vingt ans, de se plier aux emplois où l’énergie et la persévérance sont les conditions essentielles du succès, où les qualités intellectuelles ne servent de rien sans l’inflexible volonté de réussir. Raymond était un féminin, un faible, dans un temps et dans un monde où les faibles sont vaincus d’avance, mais c’était un faible qui se croyait fort. Comme Geneviève, il aimait à aimer. Là encore, il y avait un danger pour lui parce que le besoin de tendresse, irrité, déçu, nié et dévié, s’assouvissait dans une liaison nouée par le hasard, qui avait l’apparence d’un défi volontaire — d’un défi puéril — jeté à la bourgeoisie ancestrale. Raymond vivait une espèce de roman russe parmi les bas-fonds où il côtoyait la pire misère, celle qui se nourrit de viande creuse, parle au lieu d’agir, en se complaisant dans le croupissement de sa paresse et l’orgueil de sa stérilité, à moins que le coup de fouet de la haine ne la précipite brusquement à l’action soudaine, irréfléchie, imprévisible comme le geste d’un épileptique.