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Elle contemple les portraits qui décorent les murs : Blanqui, Vallès, Victor Considérant, Louise Michel, découpés dans des journaux, collés sur carton et proprement encadrés. Au-dessus de la commode, Baudin meurt « pour vingt-cinq francs ». Au chevet du lit, en guise d’image pieuse, Jaurès sourit, pacifique et lourd, et le cadre porte un nœud de crêpe.

— Salut, madame.

Le citoyen Chabaraud ressemble à un saint Pierre de campagne, crâne poli, cheveux blancs en copeaux roulés, bons gros sourcils, bon gros nez, et ces yeux bleus du bleu des vieilles fleurs qu’on trouve fanées dans les livres. Sa barbe est si prodigieuse qu’elle le gênerait pour travailler et se prendrait entre la planche et le rabot s’il n’avait la prudence de la rentrer dans son gilet. Il ne la sort tout entière que le dimanche et les jours de manifestation.

Car le bonhomme manifeste encore, comme il travaille encore, à quatre-vingts ans, encadré par ses deux petits-fils. Geneviève connaît la légende de Chabaraud. Lorsque son frère l’a menée chez le « Vieux de la Commune » — il y a cinq ans déjà — pour organiser cette liaison qui le dispense de paraître et de recevoir sa sœur chez lui, il a prévenu Geneviève :

« Tu verras, c’est un type charmant. Un peu baderne, mais charmant. »

Et il lui a dépeint Chabaraud gai comme on ne l’est plus, bonne fourchette et bon pot, colérique et généreux, plein d’histoires, de chansons sentimentales et de blagues pour faire rire les dames sans offenser leur pudeur. Il est l’orgueil des réunions publiques où il siège au bureau, sa barbe d’argent étalée jusqu’à sa ceinture. Il est la joie des banquets où les citoyens réclament sur l’air des Lampions : « Cha-ba-raud !… Cha-ba-raud !… » Alors, il faut l’entendre pousser le Temps des cerises ou la Carmagnole — un coup de poing sur la table imite le son du canon — et déclamer l’Ode au drapeau rouge, par le citoyen Vermersch. Et ses souvenirs des barricades, de la « Nouvelle », de Genève où, après son évasion, il retrouva les proscrits !… Ces histoires ont enchanté deux générations, mais la troisième génération les écoute sans patience, et l’octogénaire éprouve, avec un peu d’aigreur, que le respect s’en va.

— Je voudrais, dit Geneviève, avoir des nouvelles de Raymond. Je voudrais surtout le voir lui-même, pas chez moi, bien entendu, ni chez lui, mais ici, par exemple. Vous y consentiriez, n’est-ce pas ?

— Si ça ne dépendait que de moi, madame Alquier… Mais, si votre frère se cache de vous, c’est qu’il se cache de tout le monde. Il a des motifs pour s’évaporer comme ça, et vous auriez tort de vous en offenser. Étant sa sœur, vous devez connaître son caractère original… Entre nous — excusez, madame Alquier — j’ose vous dire avec franchise qu’il est un peu…

Il se toucha le front.

— … Un peu piqué… Ça vient de sa blessure et ça n’enlève rien à ses bonnes qualités, mais ça le rend difficile à vivre, bougrement difficile ! Doué comme il est, il pourrait se faire une situation…

— Dans la politique ?

— Dans les livres. La politique, c’est autre chose. Raymond n’y réussira jamais. Il est trop cassant. Et puis, permettez-moi cette expression, madame Alquier, votre frère, c’est un de ces révolutionnaires à la mie de pain…

— Chabaraud !… fit la citoyenne, offusquée par l’impolitesse conjugale.

— Mme Alquier me comprend. Raymond est honnête, c’est entendu ; sincère, c’est entendu ; savant, c’est entendu, et victime de la bourgeoisie, mais c’est tout de même un bourgeois. Il ne connaît pas l’ouvrier. Il dit qu’il est prolétaire « intellectuel ». Ça signifie qu’il se croit capable de commander aux autres prolétaires qui ne sont pas intellectuels… Au fond, il ne sait pas ce qu’il est, ni ce qu’il veut. Il sait seulement qu’il n’est pas content… Eh bien, il n’est pas le seul.