Page:Tinayre - L Ennemie intime.pdf/7

Cette page n’a pas encore été corrigée

Aucun numéro de « La Petite Illustration » ne doit être vendu sans le numéro de « L’Illustration » portant la même date. Abonnement annuel : consulter la couverture de « L’Illustration ».


LA VIE LITTÉRAIRE


VŒUX POUR LA CITÉ DES LETTRES

Après la trêve des confiseurs, l’activité de l’édition se ranime. En ce début de janvier sont annoncés les premiers livres de 1931. Souhaitons-leur bonne chance et formons, d’une façon plus générale, des vœux ardents et solidaires pour les destins, pendant un an, de toute la cité des lettres. Mais faut-il encore que ces vœux soient des vœux raisonnables ? Entendons-nous. Expliquons-nous.


On a beaucoup parlé, ces derniers mois, de la crise du livre, en marge ou en conséquence de la crise des affaires. Le livre, parait-il, est tenu, dans le domaine commercial, pour un article de luxe. En d’autres termes, on ne le considère point comme une denrée de première nécessité. Il s’ensuit que, quand les fonds se resserrent, on limite l’achat du livre comme on réduit le superflu. Voilà ce qui se dit, voilà même ce qui apparaît vraiment dans les comptes des libraires. Mais la question ne saurait être traitée en ces termes quelque peu absolus. Sans doute, quand l’argent se fait rare, les volumes d’un prix élevé, qui sont la pâture des bibliophiles ou des demi-bibliophiles, se vendent peu ou point. Ils suivent le destin commercial des meubles de prix et des colliers de perles. Pour les ouvrages de technicité, pour ceux qui sont des instruments de travail intellectuel, les achats continuent d’aller leur train, car on ne peut se passer d’un outil. Mais que dire de l’abondante et de la surabondante littérature romanesque ! Ici, l’indice plus élevé du coût de la vie aura, sans nul doute, des incidences directes et fâcheuses. Mais convient-il cependant d’attribuer à la situation économique seule la crise de vente du roman ? Il nous faut bien constater une chose : le ralentissement de cette vente ne semble, en aucune façon, diminuer l’activité de l’édition. Et de cela tout le monde se plaint : les libraires inutilement encombrés, les critiques impuissants à tout lire, le public, enfin, effaré par une offre sans mesure et dans laquelle il ne sait plus faire un choix. Quand les affaires vont bien, quand l’argent abonde, on achète aisément trois ou quatre romans avec l’espoir d’en trouver un sur quatre dont on pourra tirer un agrément ou un profit. Présentement, parait-il, on ne peut plus faire les frais qui permettent ce risque. On achète non plus deux, trois ou quatre romans ensemble, mais un seul, en s’efforçant de tomber juste. Contraint à l’économie, l’acheteur réalise un effort personnel d’information et de sélection et ce n’est peut-être pas absolument regrettable. La leçon ainsi donnée à ces éditeurs qui publient n’importe quoi et n’importe comment sera tout de même salutaire.

Il y a trop de gens qui écrivent, dit-on, et c’est exact, mais peut-être y a-t-il aussi trop d’incompétences qui font le métier d’édition. Reconnaissons volontiers qu’un éditeur nouveau venu aura bien des difficultés à réaliser une production de valeur. Les positions seront prises. Les romanciers à tirage sont, le plus souvent, fidèles à des maisons auxquelles les lient des contrats d’association ou des relations d’amitié. L’éditeur trop neuf devra donc s’adresser à des producteurs que n’auront point cru devoir saisir ou retenir d’anciennes et vigilantes maisons. L’affaire ne se fera pas sans risques de part et d’autre, et le public se trouvera assailli par une avalanche d’essais, de tentatives d’apprentis qu’il aurait mieux valu laisser quelque temps encore au métier ou de moutures nouvelles — si l’on peut dire — de thèmes cent fois traités.

Voilà bien, je crois, l’une des raisons de la crise du livre. Il en est une autre, qui s’annexe en quelque sorte à la première : cette profusion de prix dont le nombre ne cesse de s’accroître malgré les avertissements plusieurs fois donnés de la Société des Gens de lettres et de l’Association des critiques. La Société des Gens de lettres a resserré, en les revalorisant, ses récompenses ou ses distinctions. L’Association des critiques a supprimé son prix annuel. L’une et l’autre de ces associations, il y a cinq ou six ans, après divers scandales, ont, par des communiqués parallèles, mis le public en garde contre la création continue de prix dans un intérêt commercial et non plus littéraire : initiatives d’éditeurs, de groupes ou de sociétés cherchant à parer leur façade, de publications trouvant dans ce pseudo-encouragement aux lettres un moyen de lancement et le mode le moins onéreux de publicité. Il existe actuellement quelque trois cents prix littéraires dont les neuf dixièmes s’adressent au roman. Bientôt, le nombre des prix aura dépassé le nombre des écrivains. C’est déplorable, car le résultat est non pas seulement de créer de fausses vocations, mais de duper sans cesse le public ! D’autre part, ces offrandes mesquines et retentissantes portent l’atteinte la plus grave à la dignité de l’écrivain. Sauf de très rares exceptions, en effet, la dotation de ces prix est tout à fait insignifiante. Cela va de cinq à six mille francs, pas tout à fait mille francs d’avant guerre. Mais il est des prix de quinze cents francs et même de cinq cents. Qu’on laisse aux caisses d’assistance des sociétés littéraires le soin de répartir ces aumônes. Mais qu’on ne les aggrave pas d’un calcul de publicité dont le bénéficiaire tire aussi peu d’honneur que de profit. Le monde des lettres ne doit point apparaître à son public comme un pauvre peuple de tâcherons qu’il importe non plus de lire, mais de secourir. Et c’est tellement vrai, cela, que les bénéficiaires d’un grand nombre de ces prix se contentent d’empocher la petite bourse qui leur échoit sans en faire l’aveu sur la couverture de leurs ouvrages où l’on ne voit même plus figurer la mention tellement en faveur jadis : « Couronné par l’Académie française. » Ni ceci ni cela ne relèvent le niveau social de la profession d’écrivain qui, pourtant, par son effort secret et magnifique et par tant de hautes réalisations, a droit au respect et à l’amour des foules.

Donc, en souhaitant pour la production littéraire en général une attention plus vive et plus réfléchie du public, exprimons le vœu que tant de faux amis des lettres cessent leurs interventions malfaisantes, que la publicité ne tue point le livre par le ridicule, que le lecteur se dégage des snobismes de groupe et de salon, enfin et surtout que se révèlent au cours de l’année présente des œuvres, même une seule œuvre, auxquelles ou à laquelle on puisse réellement donner le nom de chef-d’œuvre.

Albéric Cahuet.