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Les fibrilles rouges s’enflammaient sur les pommettes de Renaude. Elle redressait sa tête blafarde, griffée par la couperose, et tenant roide son cou décharné, serré par un col de tulle noir. Sa voix aiguë, sa volubilité, une sorte d’ivresse qui montait en ses yeux gris piquetés de jaune devenaient physiquement insupportables à Geneviève. Elle fut soulagée quand la gouvernante s’en alla.



VIII

C’était un bureau de poste, dans un quartier populaire, un de ces bureaux où les encriers sont boueux, les affiches sales, les commis indifférents par habitude à la puanteur de l’air surchauffé.

L’employé de la poste restante ne regarda même pas la jeune femme en manteau sombre qui se penchait vers le guichet et parlait d’une voix presque indistincte. Il cessa de griffonner sur un registre et compulsa les enveloppes rangées, par ordre alphabétique, dans les casiers de bois noirci.

— Rien.

— Vous êtes sûr ?

— Rien.

Depuis un mois, elle venait ainsi, tous les cinq ou six jours, à ce même bureau, et c’était toujours la même question et la même réponse : « Rien. »

Deux fois au cours de l’été, Bertrand avait traversé Paris en l’absence de Geneviève. Une troisième fois, au début d’octobre — un peu avant la visite de Mlle Vipreux — il était venu à l’improviste. Prévenue trop tard, Geneviève n’avait pu le rejoindre. Elle avait reçu un billet où la fureur de l’homme irrité par trois heures de piétinements et de rage muette, dans une chambre d’hôtel, se concentrait en phrases énigmatiques : « Cette vie est intolérable… J’en suis excédé… Il faudra bien prendre un parti… »

Prendre un parti !… Il y venait enfin, après deux ans d’un pauvre bonheur gâté par la prudence humiliante et les mensonges laborieux. Il était excédé d’une vie intolérable !

« Et moi ? se disait Geneviève. Et moi ? »

Pour l’avoir laissée deux ans entre la confiance et le doute il avait ses raisons, des raisons qu’elle acceptait mais ne comprenait pas. Espérant tout du temps, elle tâchait d’éviter les catastrophes, supportant sa misère secrète, luttant avec ses faibles forces contre celui qui la tenait encore enchaînée. Elle attendait l’heure où Bertrand dirait :« Je n’en puis plus », où son amour et son égoïsme se confondraient dans le besoin physique de la présence, aussi impérieux que la faim et la soif. Qu’il l’aimât pour lui plus que pour elle, elle en était sûre et ne s’en affectait pas. Elle croyait que le cœur masculin est ainsi fait et qu’il y a là une nécessité naturelle. Quand la lassitude d’attendre mêlait un peu d’amertume à sa tendresse et qu’elle avait soudain conscience d’être celle qui donne le plus et reçoit le moins, elle plaidait la cause de Bertrand contre elle-même. Près de lui, elle taisait ses peines et les risques qu’elle avait courus. Elle se faisait petite et légère, pour ne pas l’importuner, pour ne pas peser sur sa vie, et elle ne savait pas que c’était une ruse de son instinct le plus féminin, un désir masqué d’être contredite et de recevoir, spontanément, un don qui eût perdu tout son prix s’il eût été sollicité.

À relire le billet de Bertrand, cette joie première qui avait illuminé brusquement l’avenir devant Geneviève se ternit et se couvrit d’ombres. Prendre un parti. Quel parti ? Elle écrivit à la Sarrasine. Bertrand ne répondit pas. Elle écrivit encore.