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Geneviève restait silencieuse et crispée. Il revint s’asseoir prés d’elle, essayant de rire. Elle ne se détendait pas. Alors, il fut près de se fâcher.

— Tu boudes ? C’est ridicule et pas gentil. Que t’ai-je fait ?

— J’ai de la peine, parce que je ne sais rien de tes affaires que tu racontes si volontiers à Mme Laborderie.

— Tu es une enfant. Mes affaires ! Tu n’y comprendrais rien… Et même si tu pouvais comprendre, nous avons tant de difficultés pour correspondre et nous nous voyons si rarement que je ne peux pas te donner le journal quotidien de ma vie. Est-ce que je sais tout ce que tu fais à Paris ? J’en souffre quelquefois, mais je m’y résigne. Notre amour ne dure que par la confiance.

Pour cette parole, elle l’embrassa. Il s’assombrissait.

— Dégoûtante époque ! Nos cadets s’en accommoderont, mais nous, qui avons été élevés dans un autre monde, selon d’autres mœurs, pour un autre avenir, nous avons de la peine à nous adapter. Les hommes, les femmes d’aujourd’hui ont cette idée fixe : gagner de l’argent. Être pauvre, quelle tare et quel ridicule !

— Pour les pauvres, dit Geneviève, il y a des bonheurs gratuits. L’amour…

— Les pauvres n’ont pas le temps de penser à l’amour. Les pauvres pensent à devenir riches. Toi et moi, ma chérie, toi surtout, nous sommes les survivants d’une espèce détruite. Et tu vois, nous n’échappons pas à la maladie de nos contemporains. Tu n’étais pas venue ici pour tenir avec ton amant, jusqu’à près de minuit, une conversation d’affaires… Et qu’est-ce que nous faisons ?

Il secoua ses larges épaules comme pour rejeter un fardeau.

Tout dormait dans la Sarrasine.



V

La lampe se ralluma près du rideau qui versait au lit dévasté son ombre ardente. Des feux pourpres coururent sur le damas des tentures.

Bertrand murmura :

— Comme tu aimes l’amour !

— Non. C’est toi que j’aime. Tu le sais bien. Toi !

Il se souleva sur le coude.

— Laisse-moi te regarder. Tu es si belle ! Pourquoi fermes-tu les yeux ? Cela te fait une figure triste. Cela nous sépare… Ne pensons qu’à nous deux, ma chérie. Je voudrais mettre ma tête au creux de ton épaule et dormir ainsi, là, une longue nuit.

Elle dit, d’une voix où tremblaient des larmes :

— La nuit est passée.



VI

Au seuil de la chambre, ils s’embrassèrent. Encore. Encore une fois ! Ils prolongeaient ce baiser, s’arrêtaient, desserraient leur étreinte, puis ils revenaient l’un vers l’autre, et, sans un mot, leurs bouches se joignaient. Tous deux sentaient la même brûlure à leurs paupières, et, dans leurs têtes fatiguées, le même léger tournoie-