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Pauvre Bertrand, il en était là !

Consternée, Geneviève caressait la main mutilée qui lui était si pénibles à voir et si émouvante. Et elle se rappelait la convalescence de Bertrand, lorsqu’elle l’avait rencontré pour la première fois, à Puy-le-Maure, tout pâle dans son uniforme bleu. Il boitait. Sa main blessée le gênait beaucoup.

« Manchot et béquillard, troué comme un crible, disait-il, je figurerais mal dans un dancing, mais je suis vivant et ça suffit. »

Tout lui faisait plaisir, les bons dîners, les fleurs, le manège des jeunes femmes empressées autour du « héros », tout, excepté de parler de la guerre. Il ne proférait pas des mots sublimes, et même la mort de ses camarades ne l’empêchait pas de goûter la vie retrouvée, car il avait le fatalisme et l’endurcissement sentimental du soldat.

« Attendez la fin », répondait-il aux gens qui trouvaient la guerre trop longue et la victoire incertaine. « La paix, ce sera quelque chose de splendide. Vous verrez… »

On avait vu.

Comme leurs doigts s’entrelaçaient, il jouait distraitement avec les bagues de Geneviève, et son regard s’arrêta sur une perle rose sertie d’émail noir. Il pensa que ce bijou devait coûter cher, que son amie en avait d’autres, et tout le luxe qui s’accorde avec les bijoux, luxe inimaginable pour le pauvre seigneur de la Sarrasine. Et il en fut humilié.

Il soupira :

« L’argent !… L’argent !… Le sale argent !… »

Il expliqua ses embarras. Les valeurs qu’il avait achetées, lors de la baisse du franc, s’écroulaient, et si la terre augmentait de valeur, les lois maintenaient les baux des fermiers à un taux dérisoire. Les immeubles loués ne rapportaient guère à cause des prorogations, et les impôts croissaient toujours. Aussi bien, les propriétaires se lassaient-ils de leur métier.

— Cependant, Mme Laborderie fait une fortune.

— Parce qu’elle a développé l’élevage. Le beurre paie mieux que la vigne et le blé. Elle me conseille de transformer mes champs en prairies artificielles et d’augmenter mon troupeau. Ah ! si j’avais les capitaux nécessaires !

Geneviève hésitait à poser la question :

« Cette femme veut-elle acheter la Sarrasine ? Et toi, veux-tu la lui vendre ? »

Si le projet existait réellement, elle préférait que Bertrand parlât le premier. Mais peut-être serait-il bien étonné d’apprendre ce qu’on racontait à Villefarge. Le désir de savoir emporta Geneviève. Elle essaya de prendre un ton léger :

— On m’a dit des choses bien drôles…

En les répétant, elle ne les trouvait pas tellement drôles, et elle entendait que sa voix sonnait faux. Qu’allait répondre Bertrand à ce coup droit ?

Il eut un haut-le-corps et se leva du canapé.

— C’est inouï !

Il alluma une cigarette et se mit à marcher de long en large.

— Inouï ! Fantastique !

Et tout à coup agressif comme les gens qui sont dans leur tort et qui le savent, il vitupéra contre Mme Giraud, cette pie, et contre Bausset, ce vieux raseur. De quoi se mêlaient-ils ? Qui avait pu les informer d’un projet si vague ? Il fallait que Mme Laborderie elle-même eût bavardé. Ah ! ces langues de femmes !

— Allons, reprit-il en voyant que Geneviève pâlissait, ne t’en affecte pas… Mme Laborderie veut la Sarrasine, c’est vrai. Elle la veut parce qu’elle suppose, n’étant pas modeste, qu’elle l’exploiterait mieux que moi. Mais, moi, je ne veux pas la lui vendre. Je préfère que toutes les vieilles commodes s’en aillent chez les marchands de cochons de Chicago.