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Une lampe brûlait, sur une table basse, contre le rideau de damas qui descendait d’une couronne en bois doré et enveloppait le chevet du lit. Sur les fenêtres, les murs, les portes, se drapait en plis chatoyants la magnifique vieille soie, couleur de cerise sombre. La chambre était comme un coffret où les voix du dehors ne pénétraient pas. La plus belle de la maison, réservée aux hôtes qu’on voulait honorer, elle s’ouvrait rarement depuis que les vieux l’Espitalet étaient morts et que Bertrand habitait seul la Sarrasine.

Sur la cheminée, il y avait un cartel d’écaille et de Bronze. Geneviève regarda le cadran. Naguère, avant de quitter la chambre où bleuissait une aube de juin, elle avait eu ce geste puéril d’arrêter le balancier. Après deux ans, les aiguilles marquaient encore cette heure morte d’une nuit d’amour que Geneviève et Bertrand allaient revivre.

Alors, comme une vague de fond, les souvenirs se levèrent. Geneviève se rappela le reflet de la lampe sur les murs rouges, le visage radieux penché sur son visage en larmes et la simplicité de leur double don, si chaste dans son audace. Elle se rappela qu’elle avait redouté ce don, à cause des vilenies qui souillaient en elle l’idée de l’amour. Mais avait-elle une idée de l’amour avant cette nuit ? Elle avait traversé un marécage infernal. Échappée aux démons, elle abordait à une rive bienheureuse. Elle s’y retrouvait jeune, presque virginale, et, lorsque les bras de son bien-aimé se refermaient sur elle, elle entendait, dans le bruit terrible que faisait son cœur, une sorte d’écroulement lointain, comme si toute sa vie passée, brusquement détachée d’elle, tombait et roulait au gouffre du temps.

« J’ai eu cela », se dit-elle dans le sombre éblouissement du souvenir. « Rien ne peut faire que je n’aie eu cela… »

Mais l’angoisse la prit, l’angoisse panique de ceux qui ont osé dire : « Je suis heureux », car le pauvre bonheur humain offense l’ordre du monde et fait se lever, dans les ténèbres de l’avenir, un dieu jaloux.



IV


Ils dînèrent, séparés par la table qui portait, en son milieu, un bouquet de fleurs mélangées, tout rond, entre deux compotiers de fruits. Un valet pataud servait avec une application maladroite. Sa présence pesait sur le couple. Geneviève mangeait à peine, et Bertrand s’en désola. La bonne chère, qui est traditionnelle en Limousin, tenait une place importante dans sa vie de célibataire et de campagnard, et, comme tous les gens robustes, il ne concevait pas qu’un événement heureux ou triste pût couper l’appétit à une personne bien portante. Le menu de ce dîner était simple et tout ordinaire. Un vrai repas de chasseurs. On voyait assez que le maître de la Sarrasine n’avait pas coutume d’y traiter des Parisiennes.

Geneviève dit en souriant qu’à défaut de Parisiennes on pouvait traiter des Limousines. Bertrand affirma :

— Jamais de femmes chez moi.

— Jamais ?

— Des voisins, des clients, le notaire, le curé, ma tante de l’Espitalet avec ses enfants. Je ne compte pas Mme Laborderie.

Geneviève ressentit un petit choc désagréable.

— Elle est donc venue à la Sarrasine ?

— Vous la connaissez ?

— J’ai entendu parler d’elle à Puy-le-Maure.