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« Je suis tombée aux mains d’un méchant homme, méchant et vicieux. Mais je me suis reprise. Ses vices mêmes me défendent de lui, et je t’appartiens à toi seul. » Peut-être en eût-elle dit davantage s’il avait su ou s’il avait osé l’interroger… Il ne semblait pas tenir beaucoup à recevoir des explications plus précises, et il s’était accoutumé au silence de Geneviève.

Il avait en elle une confiance instinctive. Il lui savait gré de n’exiger de lui aucune promesse qui eût engagé l’avenir. Peut-être, la crainte d’un partage physique, le seul qui soit vraiment intolérable à la plupart des hommes, eût poussé Bertrand aux résolutions extrêmes qu’il avait envisagées quelquefois, dans les crises d’inquiétude. Alors, il eût accepté, pour posséder Geneviève et la posséder seul, toutes les complications sentimentales et matérielles qui, maintenant, l’effrayaient. Il est vrai que sa vie était difficile. Geneviève ne se plaignait pas. Elle ne demandait à Bertrand que ce qu’il pouvait lui donner. Rassuré, trop rassuré, Bertrand jouissait de trouver une amie dans sa maîtresse délicieuse, mais il prenait l’habitude de ne lui parler que de lui, lorsqu’il ne lui parlait pas d’amour.

Derrière eux, le soleil se couchait. De l’incendie céleste, brûlant au ras du plateau, ils n’apercevaient que le reflet sur le ciel oriental, cette irisation plus rose que l’aurore, cette nacre qui s’avive, chatoie, pâlit et se brise en éclats diamantés dont chacun est une étoile. Un nuage, flamant vermeil posé sur l’épaule bleue d’une colline, se déformait miraculeusement. Il fut une touffe plumeuse, un flocon d’or, un poisson d’argent, une grappe de glycine et, diminué, aérien, dans le verdissant espace, une palombe couleur du soir.

Des masses sombres, de longues lignes simplifiées s’étendirent sous la féerie mourante du ciel. La voiture croisait des troupeaux, indistincts dans la poussière soulevée. Des chiens aboyaient. Le berger ne se hâtait pas de dégager la route, et l’automobile, frôlée par la houle des toisons, barrissait comme le mammouth qui avait habité ces plateaux, dans les anciens âges du monde. Puis elle repartait, mêlant sa poussière à la poussière du troupeau. C’était encore la lande, les étangs, les bouleaux, l’odeur sauvage. Au loin, un feu s’alluma, et ce premier feu, fanal perdu sur l’océan brun des bruyères, élargissait à l’infini la solitude.


La Sarrasine apparut, au bout du rayon lumineux des phares. Les arbres d’une avenue avaient fui. Un rond-point précédait la façade, blanche dans la lumière coupante. La secousse de l’arrêt tira Geneviève d’un doux engourdissement.

— Venez, dit Bertrand. Vous excuserez la rusticité de l’accueil.

Elle entra dans cette maison où la ramenait un désir plus fort que sa prudence. Elle remit ses pas dans les pas qu’elle avait faits, un soir pareil à celui-ci, le cœur révulsé sous la curiosité réprobatrice des domestiques, et avec cette inquiétude de l’heure qui suffirait à glacer l’amour.

De cette maison de Bertrand, elle n’avait presque rien vu, et, à force d’y penser, elle l’avait recréée à sa manière. Elle reconnaissait le brasero de cuivre et les panoplies du vestibule. Portes ouvertes, elle entrevit la salle à manger aux vastes bahuts, le salon inhabité. Une femme noiraude, qui portait sans grâce un tablier brodé, vint prendre son manteau et son nécessaire.

Bertrand répétait :

— Quelle hospitalité ! Vous dînerez fort mal. J’en suis confus. En attendant, voulez-vous vous reposer ? Stéphanie vous accompagnera et sera tout à votre service. Vous entendez, Stéphanie ?

— Oui, monsieur. La chambre rouge est prête. Faut-il monter les autres bagages.

— Ils resteront dans la voiture. Madame repart ce soir. Je la reconduirai à son train. Mais vous et Joséphine ne vous croyez pas obligées de veiller.

Geneviève pensait qu’il donnait trop d’explications et que ses gens n’en seraient pas dupes.