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dait plus à ses doigts. Une figure obsédante s’imposait à elle : la belle, froide, déconcertante figure de Lucien Alquier, qu’elle avait vu deux fois seulement. Elle entendait Geneviève dire : « Ce qui a été ne sera jamais plus… » Qu’est-ce qui ne serait jamais plus ? Ce qu’avait rapporté le jeune Catelin était tellement monstrueux qu’il avait parlé par allusions, avec des réticences. La femme pure, la chrétienne refusait de comprendre, mais elle sentait l’odeur d’une pestilence inconnue qui l’épouvantait. Calomnie ? Jeux de la méchanceté et de l’envie ? Alquier avait des ennemis qui essayaient de l’atteindre dans sa vie intime. Comment savoir la vérité ? Geneviève ne parlerait pas. Elle se défendait contre tout et contre tous par le silence, cette force des faibles. Elle était de ces créatures qu’on briserait sans leur arracher un aveu. L’amour même ne reçoit d’elles qu’une confidence incomplète… Quand un mot pourrait les sauver, elles pensent encore qu’un mot pourrait les perdre et, roidies dans leur mutisme farouche, elles meurent, les dents serrées sur leur secret.



III

Il n’attendit pas l’arrêt du train. Il sauta sur le marchepied du wagon et il entra dans le compartiment où Geneviève était seule. Elle ne le vit même pas : elle sentit une présence foudroyante, deux grands bras sur ses épaules, une bouche sur sa bouche et le contact de ce vêtement en grosse laine gris de fer, tissée dans le pays, qu’il portait toujours et qui était comme une part de lui-même : sa rugueuse écorce, imprégnée de la mielleuse odeur du tabac anglais. Il la pressait et la ployait si fort qu’elle chancelait, dans l’espace étroit entre les banquettes. Quand l’étreinte se desserra, et qu’ils tremblaient tous deux, trop ivres pour parler, elle ne le vit pas encore, à travers le tumulte du sang qui lui battait aux paupières et l’aveuglait d’une flamme fumeuse. Elle entendit seulement qu’il disait : « Prends garde ! »

Il la tenait par le poignet. Elle descendit. L’air vif la dégrisa.

C’était une halte en pleine campagne, sur un plateau balayé du vent.

Derrière la gare il y avait une automobile grise.

« Bertrand ! »

Geneviève le voyait enfin, assis coude à coude avec elle. Il était sans chapeau. Ses cheveux noirs découvraient son front hâlé, marqué de ces rides précoces qu’ont les hommes du plein air. Ses yeux, couleur de châtaigne mûre, avaient le regard rieur d’un enfant étourdi. Le nez droit était un peu charnu, la bouche sensuelle et bonne. Pas d’autre beauté que la force mâle et la haute taille. À la boutonnière, le mince liséré de la Médaille militaire et le filet rouge de la Légion d’honneur. Deux doigts manquaient à la main gauche, sous le gant de peau tannée.

La voiture démarra.

Sur toute l’étendue visible, quelques masures se confondaient au moutonnement des bruyères qui commençaient à fleurir. Il y avait des places mauves et d’autres d’un pourpre pâle. Çà et là, des ajoncs, des genêts en fusées d’or, des sables jaunes, la grisaille du granit brodé de lichen, des bouquets de bouleaux légers qui ne faisaient pas d’ombre, des pinèdes récemment plantées, régiments de petits arbres rigides partis à la conquête du plateau. Dans une dépression, un étang noir glacé de rose par le ciel. Au nord, très loin, les croupes des Monédières, gris de fumée, bleu de fumée. Plus loin encore, à l’est, une pointe d’argent, un cygne dans les nuages : la haute crête du Mont-Dore. Et le soir, avec ses magies, qui allait venir.