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ressait pas du présent. Elle ne faisait pas à tout propos l’apologie d’un temps qui avait été celui de sa jeunesse. Comme les femmes de l’ancienne France, elle pratiquait une vertu sans pruderie, qui savait regarder le mal en face et le définir par son nom.

Elle reprit le tricot qu’elle avait laissé sur sa table à ouvrage, près de la fenêtre du grand salon tendu de perse glacée à mille fleurs.

Geneviève dut lui décrire Renaude Vipreux et raconter le petit drame de son arrivée. Mme de l’Espitalet n’aimait guère M. Capdenat qu’elle tenait pour responsable des malheurs et des fautes de Raymond.

— Je vois, dit-elle, que ton père n’a pas changé… Parle-moi plutôt de ton frère. J’ai toujours eu de l’affection pour lui. C’était un enfant si singulier, si attachant ! Ton mari refuse de le voir. Est-ce à cause des théories politiques de Raymond ? Je croyais que le bolchevisme était bien porté dans votre monde. Il y a, paraît-il, de grandes dames qui ont leur bolcheviste, comme leurs aïeules du dix-huitième siècle avaient leur philosophe.

— Mon pauvre frère n’est pas un révolutionnaire de salon. Si vous voyiez ce que la misère a fait de lui !… C’est une bien cruelle douleur pour moi… Mais, quand j’essaie d’émouvoir Lucien, il me répond : « Je vous ai épousée, je n’ai pas épousé votre famille. » L’expérience qu’il a tentée en acceptant mon père chez nous, pour quelques mois, l’a dégoûté de tout ce qui est Capdenat. Vous connaissez papa. Il prétendait visiter les chantiers de Lucien, critiquer ses méthodes, enfin jouer un rôle dans la maison. Cela ne pouvait pas durer. Ils se sont brouillés, et papa, ulcéré, me garde rancune, comme si j’avais la moindre influence sur Lucien.

— Ton père est sa propre victime. Je le plains, mais je plains surtout Raymond. Bien qu’il écrive des absurdités et qu’il offense ce que j’aime, je le recevrais volontiers à Puy-le-Maure. Il a besoin d’être soigné, ce garçon, soigné, corps et âme, par une vieille amie un peu maman.

Geneviève prit la main ridée qu’elle baisa.

— Mon adorable marraine !… Raymond n’accepterait pas vos soins. Il n’est pas libre. Il n’est pas seul. Et si vous saviez quelle compagne il s’est donnée !… Cela aussi nous sépare. Je ne connais même pas son adresse. Nous correspondons par intermédiaire. Il a des raisons de se cacher, mais il a aussi, j’en suis sûre, la manie de la persécution. Il se défie de moi comme de tout le monde.

Le soleil, masqué par un bouquet de sapins, dégagea un rayon qui frappa les vitres et se brisa en poussière brillante sur la glace d’un trumeau. Le salon paisible s’illumina. Les couleurs jouèrent leur symphonie surannée comme une valse de Strauss. À travers la porte vitrée, on voyait, au delà de la terrasse, le jardinier faucher un pré où paissaient de belles vaches d’un roux ardent.

— Tu admires mes auvergnates, dit Mme de l’Espitalet. Ce sont des salers, une bonne race, à la fois des travailleuses et des laitières. Je les ai achetées tout récemment à ma voisine, Marie-Jeanne Laborderie. Si tu étais restée ici quelques jours, j’aurais prévenu Bertrand, et il nous aurait menées à Saint-Privat.

Geneviève, qui regardait le parc, fit un mouvement.

— …Et tu aurais visité une des plus belles exploitations agricoles de la Xaintrie. Bâtiments, machines, méthodes, tout est moderne et scientifique, trop scientifique pour nos paysans. Ils étaient sûrs que Mme Laborderie perdrait sa peine et son argent. Et elle a réussi, l’obstinée ! Cette petite veuve est de celles qui forcent le destin. Ce qu’elles veulent, elles l’obtiennent.

— Et votre neveu ? dit Geneviève. Est-il aussi un client de Mme Laborderie ?

— Tout au contraire. C’est lui qui vend des bœufs à ma voisine. Ses affaires ne vont pas bien, et cela me préoccupe. Il entreprend trop de choses et il supporte mal les déceptions. Sa vie est difficile, comme celle de tous les propriétaires qui ont donné beaucoup de terre à bail. Les parents de Bertrand avaient fait cette