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— À peine une commune.

Lacrouzille prit un air malin.

— Il y a ici quatre électeurs et nous sommes tous conseillers municipaux… Quel pauvre trou, monsieur !… Enfin, les moins vieux enterreront les plus vieux, et le dernier qui restera, le loup le mangera.

— Alors, il n’y aura plus de Saint-Mars-de-la-Lande.

— Qu’est-ce que ça fait puisqu’on sera mort ?

— Allons, vous y tenez tout de même ?

— Moi ? dit avec sérénité Lacrouzille. Je m’en f… Puisqu’on sera mort ! Mais je bavarde au lieu de vous aider. C’est le plaisir de causer qui me rend malhonnête… Qu’est-ce que c’est, votre voiture ? Une Citroën ? Ah ! que j’aurais aimé avoir une auto !…

Le vent jouait avec le papier sale de la vieille affiche !

« Démocratie… Progrès… Le pays confiant dans ses destinées…»



II

À Beaulieu, Geneviève quitta le docteur et loua une voiture pour la conduire à Puy-le-Maure, d’abord, puis à la station la plus prochaine du petit chemin de fer départemental. L’automobile traversa le charmant pays d’Argentat et remonta par la vallée du Doustre. Bientôt, Geneviève vit la façade du château émerger des châtaigneraies.

Mme de l’Espitalet accueillit tendrement sa filleule.

Une visite, hors du temps des vacances où elle recevait ses enfants, c’était un événement pour la solitaire.

À soixante-douze ans, Mme de l’Espitalet était la plus charmante des vieilles dames. Honnêteté, prudence et bonne humeur étaient inscrites dans les rides de son visage éclairé par des yeux intelligents et bons — des yeux qui voyaient loin dans les âmes. Bandeaux gris d’argent, chignon tressé, col montant fermé par une barrette de jais, taille alourdie dans la robe de deuil, tout cela faisait « province », comme le salon meublé en perse à bouquets de bluets, comme les portraits de famille, comme le parc à l’anglaise avec ses tilleuls, son grand cèdre, ses magnolias. La personne de Mme de l’Espitalet s’accordait à sa maison, à sa vie, et l’on avait près d’elle le sentiment, bien rare dans le monde d’après guerre, de l’ordre et de la sécurité. Les gens qui ne connaissaient pas son histoire ne soupçonnaient pas qu’elle avait beaucoup souffert. Les grâces de son esprit cachaient ses vertus. Ses amis l’appelaient : « La sainte, la mère des pauvres. » Et les autres de s’étonner… « Une sainte, cette femme exquise ? » car les hommes n’imaginent les saints que douceâtres ou renfrognés.

Elle vivait à Puy-le-Maure depuis cinquante-trois ans. Elle y avait élevé trois fils et deux filles. Son mari reposait dans le petit cimetière au bout du parc où l’avaient rejoint deux fils tués en 1915. La fille aînée, mère et grand’mère, habitait Poitiers. La cadette était religieuse au carmel de Tulle. Le seul fils vivant commandait un croiseur en Méditerranée. Ainsi, de la couvée tendrement chérie, de tant de pas et de voix qui avaient animé Puy-le-Maure, il ne restait à la septuagénaire que des souvenirs et des tombeaux.

Cependant elle n’était pas triste. La résignation chrétienne l’avait conduite à la sérénité. Son cœur vivait dans le passé, mais sa vive intelligence ne se désinté-