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LA VIE LITTÉRAIRE


FROHSDORF

Les mémoires individuels détiennent généralement ces révélations que les érudits, après contrôle, regroupements et confrontations, nous présentent ensuite dans les œuvres d’histoire. Les Souvenirs sur le comte de Chambord[1], récemment publiés en volume sous la signature du comte René de Monti de Rezé, ne sont point d’un intérêt négligeable. L’existence intime de celui qui, avant la révolution de 1830, fut le duc de Bordeaux, qui, dans l’exil, prit le nom de « comte de Chambord » et que ses fidèles nommèrent « Henri V » ou le « Roi », est assez peu connue. Les souvenirs du comte de Monti de Rezé, qui vécut pendant une quinzaine d’années dans la petite cour d’exil, jettent sur cette figure d’histoire ainsi que sur certains événements politiques dont les raisons demeurent assez énigmatiques une curieuse lumière.

Plus encore que le prince lui-même, son entourage de gentilshommes français avait une foi absolue dans une restauration prochaine de la monarchie avec « Henri V ». Le comte de Monti nous révèle les dessous d’une organisation royaliste déjà considérable par ses comités départementaux, mais qui avait également ses agents et ses plans secrets. Six généraux en activité avaient, paraît-il, reçu le mandat, dans la triple hypothèse de troubles dans la rue, de vacance du pouvoir exécutif, de violation par une multitude de la Chambre et du Sénat, d’intervenir au nom du roi dans la mêlée avec les forces dont ils garantissaient le concours. L’un de ces six généraux avait en poche sa nomination au ministère de l’Intérieur dans le cas où un mouvement révolutionnaire aurait fourni l’occasion de mettre en ligne les forces dont il disposait et il avait été convenu que, tout d’abord, une période de dictature serait nécessaire, avec une Constitution peu différente de celle de 1852.

Beaucoup d’informations secrètes parvenaient alors à Frohsdorf. Ainsi était-on avisé que plusieurs fabriques de cocardes blanches fonctionnaient à Paris et qu’une maison avait fait couler en verre, par milliers, des petits bustes d*« Henri V ». M. Léon Renaud, préfet de police sous le maréchal de Mac-Mahon, a révélé, d’autre part, à des familiers de Frohsdorf qu’en 1873 il y avait à Paris d’innombrables drapeaux blancs tout prêts à être arborés. On sait que, tandis qu’une assemblée en grande majorité conservatrice préparait l’avènement du prince, le comte de Chambord fit un voyage secret à Paris. Il visita en fiacre cette capitale qu’il n’avait pas revue depuis 1830 (il y avait quarante et un ans), reconnut dans la façade ruinée des Tuileries les fenêtres de l’appartement qu’il avait occupé enfant, visita les Champs-Élysées, pria dans un coin d’ombre de Notre-Dame et, en renvoyant la voiture, fit remettre 40 francs de pourboire au cocher. Celui-ci, saisi par cette munificence, frappa familièrement sur l’épaule du prince : « Ma foi, dit-il, vous avez l’air d’un brave homme. Voilà mon numéro. Si vous avez besoin de moi, je suis à votre service. »

La fameuse proclamation du comte de Chambord ainsi que l’exigence du drapeau blanc déçurent l’entourage français de Frohsdorf au moins autant que les partisans d’« Henri V » à l’Assemblée nationale. Le comte de Monti écrit que la grande timidité du prince, son manque d’ambition, ses conseillers ecclésiastiques furent en grande partie les causes des si décevantes décisions prises par lui pendant son règne d’exilé, particulièrement en 1873, alors qu’une majorité conservatrice s’attendait à le voir remonter sur le trône. En corrélation avec ces causes, il faut observer que la forte claudication du prince, depuis une ancienne chute de cheval, alourdissait sa marche et affectait son moral. Enfin et surtout peut-être l’influence de la comtesse de Chambord détourna le prince des grandes décisions : « Mme la comtesse de Chambord, écrit le comte de Monti, était d’une intelligence moyenne bien que d’une parfaite bonté. Son grand mysticisme rendait ses courtes vues politiques aisées à circonvenir. Aussi a-t-elle toujours été en opposition avec le rôle que la Providence avait dévolu au prince. Puis Madame se rendait compte que son physique désavantageux, son âge, supérieur de trois ans à celui de son mari, sa stérilité, sa surdité, autant d’imperfections déjà encombrantes pour un roi en exil, le deviendraient bien davantage dans les devoirs de représentation d’une reine de France. »


Au milieu de l’été 1875, la reine Isabelle d’Espagne, qui avait fait de Paris sa résidence d’exil, mais qui était alors en villégiature à Baden, près de Vienne, fit à l’auteur du livre, dans une entrevue où le comte René de Monti représentait son prince, la plus singulière des communications : « Je suis, dit-elle, fort liée avec S. M. l’impératrice Eugénie. Dans un élan de patriotisme, l’impératrice a songé que la France retrouverait son bonheur, sa prospérité, ses alliances dans une fusion entre la monarchie légitime et l’empire.

» M. le comte de Chambord n’a pas d’enfant…

» S. M. l’impératrice, de même que le prince impérial, son fils, a toujours eu beaucoup de sympathie admirative pour celui qui aurait pu être aujourd’hui sur le trône de ses aïeux. Si M. le comte de Chambord adoptait le prince impérial, un cri d’enthousiasme s’élèverait dans toute la France et les conséquences immédiates de ce grand acte s’imposeraient. »

L’idée était-elle venue de l’impératrice ou la reine Isabelle avait-elle cru devoir servir ainsi de son propre mouvement la cause impériale ? Il est difficile d’éclaircir ce point d’histoire. Le comte de Chambord ne pouvait pas cependant ne pas faire exprimer qu’il était fort touché de la démarche en ajoutant toutefois que le principe représenté par lui ne l’autorisait pas à choisir son successeur.

Le comte de Chambord mourut le 24 août 1883, et le livre du comte de Monti de Rezé s’annexe sous la signature de la comtesse de Rezé, dame d’honneur de la comtesse de Chambord, le journal quotidien relatant l’évolution de la maladie, l’agonie et les obsèques du prince. On y découvre combien la comtesse de Chambord, d’accord avec les neveux du prince, le duc de Parme et le comte de Bardi, accepta difficilement l’attitude que lui imposait la réconciliation du comte de Chambord avec la famille d’Orléans, destinée à continuer le principe de la légitimité. Peu après les obsèques, marquées par ces pénibles incidents de famille, la comtesse de Chambord congédia assez froidement les fidèles qui avaient formé la petite cour française du petit-fils de Charles X. Elle manifesta le désir absolu de vivre dans cette solitude et ce silence où l’histoire l’oublia.

Albéric Cahuet.
  1. Emile-Paul, édit.