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mesquines, les insipides conversations du café, les fatigues du métier, les laideurs et les tares de l’animal humain, tout cela, c’était la vie extérieure du Dr Bausset, mais sa vraie vie, ardeur, passion, curiosité, enthousiasme, jeunesse inutile du cœur, mélancolie insatisfaite des sens, sa vraie vie que personne ne soupçonnait se manifestait par ce qu’on appelait ses marottes.

Tour à tour il s’était donné à la géologie, à l’histoire des Albigeois, au félibrige, à l’aviation, à la T. S. F., et son logis de la rue Traversière conservait les épaves de ces aventures intellectuelles, sous forme de cristaux taillés, de cailloux, de livres écroulés sur le parquet, de photographies, de mécaniques disloquées.

— Ma brochure, reprit-il, aura pour titre : les Provinces qui meurent, et pour sous-titre : Périgord, Gascogne, Quercy. Notre Rouergue se défend encore, dans ses parties montagneuses, contre le fléau de la dépopulation, mais le Quercy, hélas ! le Quercy agonise. Les paysans n’ont plus d’enfants. Des villages tombent en ruine. Quant aux propriétaires qui font valoir, la rareté et la cherté de la main-d’œuvre les découragent. En bien des endroits, comme disait Mme Rigaud, ils se lassent et s’en vont… À propos, savez-vous que Bertrand de l’Espitalet quitte la Sarrasine ?

— Vous dites ?

— Je répète encore un propos de Mme Rigaud. Il paraît qu’une veuve, une Mme Laborderie, qui fait de l’élevage à Saint-Privât, dans la Corrèze, achèterait la Sarrasine.

— La Sarrasine n’est pas à vendre, on s’est moqué de Mme Rigaud. Cette grosse femme est toujours prête à accueillir et à colporter des histoires ridicules.

— Mais, Ginette, je ne vois pas ce qu’il y a de ridicule dans le fait de vendre une propriété.

— Une propriété de famille ! Une terre que Bertrand de l’Espitalet chérit comme une personne vivante ! Je n’en crois rien. Et puis, si c’était vrai, ma marraine me l’aurait écrit.

— À moins que Bertrand n’ait pas mis sa tante au courant de ses projets.

— Je le verrai bien, puisque j’irai demain à Puy-le-Maure.

Ils arrivaient près du jardin public, où retentissait une dernière marche triomphale aux embouchures des cuivres municipaux. Par le bas quartier, ils gagnèrent la rue de la République.

— Villefarge se transforme, dit la jeune femme. Je me rappelle cette rue avant la guerre et ses pauvres boutiques, presque aussi pauvres que celles des Cornières. Aujourd’hui, l’on se croirait dans une sous-préfecture.

— Tout s’américanise, fit le docteur prudhommesquement.

Geneviève voyait juste. Le gros chef-lieu de canton prenait dans cette rue de la République l’air d’une sous-préfecture, c’est-à-dire que la voie modernisée avait perdu tout caractère local. Était-on sur la lisière du Quercy, ou dans la Charente, ou dans la Nièvre ? Il fallait regarder les toits pour retrouver les traits de la vieille cité, bâtie par un comte de Toulouse. En bas, les vitrines des magasins, bien exposées à l’admiration des passants — utile publicité du dimanche — racontaient l’évolution des mœurs vers un type uniforme. En 1913, il y avait dans cette rue un papetier, une mercière, un tapissier, un quincaillier-lampiste-électricien, un horloger, un boulanger, un pharmacien. Les marchandises, conformes au goût d’une clientèle économe, vieillissaient aux devantures. On voyait encore des objets presque introuvables dix ans plus tard : des moines pour chauffer les lits, des panières d’osier à roulettes, à l’usage des enfants qui ne savent pas marcher seuls, des ouïes à trois pattes, et les espèces de ciseaux de bois avec quoi l’on épluche les châtaignes blanchies. Ces choses, employées encore dans les villages de la montagne, faisaient rire la jeune génération citadine. Aujourd’hui, la mercière était modiste et se dénommait Jane, à l’anglaise, au lieu de Jeanne Laroux. Le tapissier-décorateur exhibait