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— Vous parlez de la Sarrasine, dit-elle au médecin. Y a-t-il longtemps que vous avez vu Bertrand de l’Espitalet ?

— Assez longtemps, répondit M. Bausset.

Gérard eut un sourire de commisération affectueuse :

— Bertrand ?… Quelle bonne brute !…

Il se leva.

— Je vous quitte, ma petite Ginette. Je vous laisse à vos amis. Là-bas, ces filles en fleurs me réclament. Je vais m’asseoir à leur ombre.

— Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda Mme Rigaud.

— Je n’ai pas très bien compris, fit Bausset. Gérard est bien gentil, mais il n’est pas simple.

— C’est un petit serin, déclara sans hésiter la grosse dame. Paris l’a gâté. Il parle rébus et il écrit de même. Voilà un jeune homme moderne ! C’est comme les écervelées qui l’admirent… Quelle tenue, quel langage !… Ah ! mon pauvre Bausset, il n’y a plus de province et plus de provinciales. Je le déplore. La province, c’était la France, la vraie, tandis que Paris, c’est Paris.

— La guerre à tout désaxé, même dans nos petites villes. Chacun cherche son équilibre sur un plan nouveau. C’est la rançon du progrès.

— Vous croyez au progrès ?

Le docteur n’eut pas le temps de répliquer. Mme Lacoste, bergère intrépide, poussait son troupeau dispersé vers la salle à manger. Les joueurs de tennis occupaient déjà, aux meilleures places, et se servaient eux-mèmes, sans attendre la maîtresse de la maison. Mme Rigaud entraîna Geneviève, en continuant de vitupérer contre le désordre, l’immoralité, l’impiété, l’influence pernicieuse des voyages, des journaux, des livres et des catalogues de grands magasins.

À chaque instant, une voiture stoppait devant la grille, et bientôt l’on voyait paraître quelque monsieur mûr, le teint coloré par le vent de la course, qui saluait Mme Lacoste et gagnait en hâte le fumoir.


Ces hommes de quarante à cinquante ans, cœur, cerveau et moelle de la petite ville, ne se souciaient pas plus d’élégance que de littérature. Us représentaient, avec un esprit tout moderne, ce que la province contient de permanent. Jeunes, certains avaient pris parti contre leurs pères. Maintenant, ils continuaient leurs pères, et leurs fils, qui prenaient parti contre eux, les continueraient. Ces anciens combattante recevaient, sans S’émouvoir, le choc d’une jeunesse ignorante et présomptueuse qui se heurtait à leur force tranquille. Ils étaient ceux qui possèdent et qui commandent. Gens trapus, au poil noir, à la nuque taurine, violents sous un air de placidité, sachant vouloir et vouloir longtemps la même chose, Gérard Lacoste les appelait « les bougnats ». Eux, méprisaient ce vermisseau corrompu. Ils venaient à Bon-Accueil, un peu pour Mme Lacoste, un peu pour leurs femmes, un peu pour l’excellent porto, et beaucoup pour s’y retrouver, comme au café, et parler d’affaires et de politique. Il y avait, dans chacun de ces Gaulois mâtinés de Romain, formés séculairement par la culture latine, les éléments d’un juriste, d’un orateur et d’un tribun. Presque tous avaient rêvé de détenir une part de la puissance publique, d’être maire, conseiller général, député, sénateur, ministre. Ils faisaient les élections, comme leurs fils faisaient du sport, avec une passion rageuse, quelquefois désintéressée, mais superbement ignorante du fair play, et ils étaient, pour leurs élus, des clients dévoués, exigeants et redoutable.

En entendant, par bribes, leurs discussions, dont l’écho venu du fumoir couvrait les rires et les bavardages des femmes, Geneviève songea aux espoirs déçus de son père. Capdenat, sorti du peuplé et dédaignant le peuple parce qu’il l’avait dépassé, n’était inférieur à ces bourgeois que par les manières et par la culture. Lui aussi avait désire, ardemment désiré, devenir un grand homme, c’est-à-dire