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— Ton père devrait acheter un appareil, lui qui n’a pas besoin de compter les sous. Dis-le-lui, parce que, moi, je n’irai pas le lui dire. Il m’a trop mal reçue. Sous le bourgeois, on sent le maçon, l’homme qui vient de bas… Et moi, qui suis la fille d’une Dupuy-Lapauze…

La vieille demoiselle expliqua longuement d’obscurs griefs.

— Et Raymond ? Tu le vois souvent !… Non ?… Élodie Poire — tu sais, la vieille Élodie qui tenait une petite école — a un neveu à Paris qui lui a dit que Raymond faisait du journalisme… Un métier de vaurien !… Et qu’il était pour les bolchevistes, ces canailles qui nous ont ruinés…

— Ne croyez pas tous ces ragots, cousine.

Mlle Aubette passait d’un sujet à un autre, sans attendre la réponse, et revenait toujours à son idée fixe.

— Anthime a une gouvernante, maintenant !… Je l’ai su par la nièce du tonnelier qui travaille dans une maison où ta bossue travaille aussi. Elle est convenable, cette demoiselle !… Tu la tiens des religieuses de Figeac !… C’est une garantie… Il y a des gens qui te blâment parce que tu ne prends pas ton père avec toi. De quoi se mêlent-ils ! Anthime est seul. Et moi donc ! Et personne ne me plaint !… Anthime n’a qu’à mettre la T. S. F. chez lui, Il aura de la distraction… 4 heures. On peut entendre Barcelone… Tu t’en vas ? Pourquoi t’en vas-tu ?

Geneviève s’excusa de partir si vite, mais, avant de quitter sa cousine, elle lui demanda, comme une marque d’amitié, la permission de lui offrir l’appareil. Désormais, elle paierait les mensualités. Et elle laissa Mlle Aubette, pâle de joie, cherchant, de ses vieux doigts qui tremblaient, l’indice de Barcelone.


La rivière qui traverse Villefarge fait un coude, et les collines de la rive droite, où le faubourg ouvrier masse des maisons neuves autour de la papeterie et de la fabrique de tabac, semblent rejoindre les collines de la rive gauche qui dominent la vieille ville. Au bout du quai Président-Wilson, un square, pompeusement appelé Jardin public, s’entoure de platanes taillés en candélabres. Il y a là des bancs, un kiosque, la statue d’un explorateur mort en Afrique. Plus loin, à quinze cents mètres, sur la route qui longe la rivière, parmi des vignes et des bois, on trouve des maisons de plaisance assez prétentieuses. Celle de Mme Lacoste a la forme d’un chalet normand. Au-dessus de la porte, un motif en mosaïque inscrit le nom Bon-Accueil 6$ la date : 1897. Une allée sablée, bordée de rosiers à haute tige, conduit de la grille au perron. Au dehors comme au dedans, tout dit la solide richesse bourgeoise, un sens du confort bien rare, dans le pays, et le plus naïf mauvais goût. Le salon Lacoste — l’unique salon de Villefarge où l’on ose parler d’autre chose que de petits intérêts matériels et des menus incidents de la politique locale — est depuis trente ans, pour la petite ville, un objet de trouble et de fierté. On le vante aux nouveaux venus. On y apprend ce qu’il faut avoir lu, ce qu’il convient d’admirer, ce qui est « formidable » ou « infâme ». Et l’on se fait ainsi, à bon marché, sans fatigue, des opinions artistiques et littéraires. Des hommes célèbres y doivent venir qui ne sont pas encore venus, mais qui viendront. Mme Lacoste en est sûre. En attendant mieux, elle patronne les littérateurs et les artistes du cru que son fils Gérard méprise, lui qui se pique de goûts « avancés ». À côté des vieux habitués du salon — le président Lanthenas, qui a pris sa retraite dans sa ville natale, le Dr Bausset et la riche Mme Rigaud qui possède des caves à fromage et de grands troupeaux sur le Larzao — en rencontre à « Bon-Accueil » des curés archéologues, des félibres, un fonctionnaire de l’enregistrement auteur d’un volume de poésies légères publié à ses frais, à Cahors. Mme Lacoste n’est pas sans ridicules, et cependant elle représente, à Villefarge, un élément intellectuel, ferment d’une pâte sociale si épaisse que les seules passions politiques peuvent la soulever. Elle est à sa manière une animatrice, abonnée aux grandes revues et possédant un magnifique album d’autographes, car elle a la