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Une voix étrange clama, en nasillant à travers les murs.

« Veuillez écouter Kiss Me, fox-trot, par Willy Hauser… »

La musique chevrota, dans le silence appesanti. Un chant se mêlait aux cuivres et Aux clarinettes. Inhumain et monstrueux, il clamait des mots déformés par la transmission.

Geneviève se baissa pour passer sous l’échelle et pénétra dans une cour minuscule, encombrée de détritus. À sa gauche, dans une espèce d’antre qui odorait la futaille et l’ammoniaque, s’enroulait un escalier à vis, pareil à celui qui tourne dans le clair-obscur du laboratoire où rêve le Philosophe de Rembrandt.

Quelqu’un cria :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— C’est bien ici chez Mme Aubette ?

— Au premier… Pouvez monter…

La musique, haletante et saccadée, descendait à la rencontre de Geneviève. Sur le palier, elle reçut l’éclat du jazz en coup de poing. Un cordon de sonnette pendait près d’une porte. Geneviève fit tinter la clochette, petite fée perdue dans la danse des esprits mécaniques. Fax-trot, chansons américaines, tout s’évanouit.

— C’est toi, Geneviève !

Une septuagénaire ratatinée, tout en os, rides, en lainages noirs, avec un bonnet de dentelle sur des cheveux gris, ouvre la porte.

— Je te croyais partie. Je me disais : elle ne viendra pas.

— Je pars demain cousine, et j’ai voulu vous embrasser et voir votre nouveau logement.

— Entre donc. Je suis seule. Alors, je m’amuse un peu avec ma T. S. F.

— Vous avez la T. S. F., cousine ?

— Oui, j’ai acheté l’appareil à tempérament. On fait des folies à tout âge, mais c’était une occasion… Tu vois, mon logement n’est pas grand. Pourtant, je suis heureuse de l’avoir, parce que la maison m’appartient, et que cela me fait l’économie d’un loyer. Je ne pouvais plus rester dans mon immense baraque de la rue de la République, l’entretenir, nourrir une bonne. J’ai vendu. Je suis venue ici, où un logement se trouvait libre. Comme ça, je suis sûre d’avoir un toit et du pain… Tous les petits rentiers ruinés n’en peuvent pas dire autant… Crois-tu que les Russes nous paieront ?… Tu ne crois pas ?… C’est que j’ai des fonds russes. Ton père en a aussi… Mais lui, il peut perdre sans risquer de mourir de faim.

Geneviève reconnut certains meubles qu’elle avait vus autrefois dans la maison où Mlle Aubette tenait dignement son rang de bourgeoise presque riche. Les plus beaux étaient partis, raflés par les antiquaires. Les autres, entassés, composaient ce chaos qui entoure les vieillards trop faibles pour le travail du ménage, quand leurs yeux fatigués ne distinguent plus les taches sur les étoffes et les flocons de poussière sous les lits. Un guéridon ovale supportait des boîtes, des vases, un bouquet artificiel, et, parmi ces pauvres choses qu’un brocanteur eût dédaignées, l’appareil de T. S. F. tout neuf.

— Comment vivez-vous ? Êtes-vous servie ? demanda Geneviève attendrie.

— La femme du tonnelier lave mon linge. Pour le reste, j’y suffis encore. Ma cuisine est simple : du café au lait, un œuf, une compote, et, le soir, une bonne bouillie de maïs. Je me couche tôt. L’hiver, j’ai mon chauffe-pieds. Je ne sors guère que pour aller à l’église… Ah ! je me donnerai un peu plus de bien-être quand j’aurai payé mon appareil… Tu sais, le matin et le soir, la Tour Eiffel nous sonne l’heure. Pendant le carême, on entendra les eermops de Notre-Dame de Paris…

Les mains ridées effleuraient le cadran avec une tendresse prudente. Un chant d’orgue fit vibrer les carreaux des fenêtres, mais un affreux sifflement dispersa l’onde angélique.