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couleur de rose thé. Elle n’eut que la sensation d’un foyer lumineux et parfumé, dont elle recevait au visage l’irradiation imprévue. Et ce foyer, c’était Geneviève elle-même.

La veille, un visage triste, une robe stricte et sombre… Ce matin, l’éblouissante nudité, devinée à travers un nuage d’aurore. La vieille fille n’avait jamais vu un autre corps que le sien, pauvre ossature et chair blêmie, sous les calicots à festons et les flanelles hygiéniques. Qu’une femme pût être belle comme une belle statue et porter des chemises plus luxueuses que des robes de bal, Renaude Vipreux ne s’en doutait pas, et la révélation la bouleversait. Ses petits yeux gris papillotèrent. Sa bouche se pinça. Une curiosité presque douloureuse ramenait son regard détourné, l’attachait à l’objet de scandale qui offrait innocemment un cou de colombe, des épaules un peu tombantes, des seins droits et divergents, et la ligne admirable qui ondulait de l’épaule au genou. Un peignoir de laine blanche enveloppa cette beauté parfaite, et Renaude ne vit plus que les pieds aux ongles brillants, les bras découverts jusqu’au coude et la charmante tête qui secouait une courte chevelure dorée, ambrée, soyeuse, pleine de reflets et de frissons.

— J’ai été bien paresseuse aujourd’hui, dit Geneviève.

— Je l’ai regretté seulement parce que Madame aurait pu me mettre au courant du ménage un peu mieux que cette bossue. Enfin, j’ai fait comme j’ai pu. Il paraît que la bossue se donne congé le dimanche, à 1 heure… Madame me permettra bien de disposer d’un peu de temps dans l’après-midi ?

— Certainement. Vos après-midi de dimanche sont à vous.

— Madame et Monsieur vont « promener » ?

— Monsieur fait le tour de la place et cela lui suffit. Il a tant de peine à marcher !… Pour moi, j’irai rendre quelques visites, parce que je n’ai encore vu aucun de nos amis et que je dois partir.

— Bientôt ?

— Mardi ou mercredi.

— Madame se plaît mieux à Paris qu’à Villefarge. C’est bien naturel. On n’est vraiment heureux que chez soi. Je le sais, moi qui n’ai jamais eu de chez moi et qui n’en aurai jamais.

— Je croyais que vous viviez dans votre famille.

— Justement. Ce n’était pas un vrai chez moi. Voici l’eau chaude pour le tub de Madame… Et une lettre que j’oubliais !… Vraiment, le changement, la nouveauté, cela me trouble la cervelle…

Geneviève prit la lettre. Dès qu’elle eût aperçu l’écriture, un rayon illumina son visage. Ses doigts tremblaient en ouvrant l’enveloppe qui se déchira.

La gouvernante la regardait lire cette lettre.

— Madame n’a plus besoin de moi ?

— Non. Je vous remercie. Allez à vos affaires, ma bonne Renaude.

Geneviève ne parut à la salle à manger qu’après 10 heures et demie. M. Capdenat lisait la Dépêche, tout en flattant de la main le chat Sans-Oreilles, blotti sur ses genoux. Bien rasé, bien brossé, bien cravaté, il semblait d’humeur assez tranquille.

Geneviève lui tendit son front. Simple formalité biquotidienne.

— Tu es bien beau, ce matin, papa.

— Je suis propre. Mlle Vipreux s’est occupée de moi.

Ainsi, dès le premier jour, il acceptait d’une étrangère les soins qu’il refusait quand sa fille voulait les lui rendre.

Il se mit à rire tout seul.

— Qu’est-ce qui t’amuse, papa ?

— Elle… Elle a l’air d’un chat malade.

— Mlle Vipreux ?

— Un chat jaune, un peu galeux, qui a reçu la pluie et qui meurt de faim…