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— Ça lui passera, dit Mlle Vipreux. Allez à votre ouvrage. Moi, je monte dans ma chambre.

Elle redescendit, vêtue d’une blouse de travail en coton écru.

— Puisque Mme Alquier a oublié mon existence, dit-elle avec ce rire sec qui glaçait la bossue, vous me donnerez quelques explications.

Elle s’enquit des fournisseurs, du prix des denrées, des jours de lessive. Un violent coup de sonnette l’interrompit.

— C’est Monsieur, dit Maria… Voulez-vous que j’y aille ?

— Et pourquoi vous ? J’irai.

Une voix pâteuse cria :

« Entrez ! »

Mlle Vipreux entra dans une pièce sombre qui sentait le singe.

— Ah ! C’est vous ! Je voulais voir si vous viendriez.

— Monsieur a bien dormi ?

— Je ne dors jamais bien… Ouvrez la fenêtre… à moitié seulement… Vous allez m’aider à m’habiller… Ma sacrée jambe est en plomb… Ça me gêne beaucoup, ce matin.

Renaude donna un peu de jour.

Monsieur n’était pas beau dans son lit froissé, avec son linge défraîchi qui découvrait un poitrail de sanglier. Ses cheveux emmêlés ressemblaient à des toiles d’araignée poussiéreuses. Sur ses joues tombantes, la barbe poussait, rude et grise.

Les yeux baissés de Renaude voyaient tout, et, si le désordre de la chambre, la proximité du corps massif et mal tenu répugnaient à cette fille décente, sa figure n’en témoigna rien. Elle aida M. Capdenat à se lever. Il s’appuyait sur l’épaule fragile qui pliait et qui résistait. À demi vêtu, il s’assit avant de faire sa toilette et il daigna s’informer de la santé de sa gouvernante. Mlle Vipreux répondait en termes choisis, et ce ton de respect, contrastant avec la roideur de l’attitude, acheva de déconcerter M. Capdenat. Il pensa que cette personne avait du bon sens, l’appréciait à sa juste valeur, et que l’honneur de le servir, auquel les gotons étaient insensibles, effaçait l’incroyable brutalité du premier accueil.

Renaude le laissa finir sa toilette et s’en fut à la cuisine. La bossue mangeait une tartine de fromage, le chat Sans-Oreilles roulé sur ses genoux.

— Tenez, dit-elle sans se déranger, car, dans sa simplicité, elle ne concevait pas que la gouvernante fût autre chose qu’une variété particulière de domestique, voilà une lettre pour Madame. Si vous voulez la lui porter…

— Dans un instant.

— Puisque vous montez, portez-lui donc aussi l’eau chaude pour son tetcbe. Il faut que je coure chez le boucher, et vous savez, le dimanche, je m’en vais à 11 heures. Je reviendrai, dans l’après-midi, laver la vaisselle.

Mlle Vipreux hésita. Une rougeur enflammait ses pommettes. Elle soupesa, du regard, le broc fumant.

— Passe pour une fois, dit-elle avec son petit rire, et elle partit, portant le broc qui la tirait toute d’un côté.


Elle gravit péniblement l’escalier du premier étage. Dans le corridor, elle fit halte, le broc posé sur le carreau. Alors, elle examina la lettre. L’écriture courait, large, sans traits ni bouclettes, sur l’enveloppe bleutée. Le timbre de la poste était brouillé : on distinguait pourtant l’indication du département : Corrèze.

Renaude reprit le broc, avec effort, et heurta du doigt la porte fermée.


Devant la fenêtre de la chambre où Geneviève venait de se lever, la fraîche verdure ensoleillée d’un platane tendait un écran mobile. Mlle Vipreux ne distingua ni le feuillage, ni le soleil, ni la femme demi-nue dans son vêtement de nuit